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What a wonderful day ! (34)

L'or noir (photographie de Tom Rousselon)

L’or noir (photographie de Tom Rousselon)

Hier, je passais par la grande rue de ma ville.

Enchifrenée (bien que littéraire par nature).
Avec envie de ne voir personne, parce que je suis trop en bad quand chuis comme ça.
Mais c’est le seul itinéraire direct entre A (mon sweet home) et B (là ousque j’allais).
A cause du soleil, de la littérature, des idées qui se baladaient nonchalamment et tournaient dans l’air du matin comme des parfums, d’une association à une autre, je pensais à La valse jaune.

« Il y a du soleil dans la rue
Moi j’aime le soleil mais j’aime pas les gens 
Et je reste caché tout l’temps
A l’abri des volets d’acier noir » Lire la suite


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Ping pong à Pyongyang (28)

lunettes d'été (Mitsuru Katsumoto)

C’est bientôt l’été ! (lunettes d’été – Mitsuru Katsumoto)

(Ayant le cerveau vide et aucune idée de titre pour cet article, j’ai demandé à mon petit camarade une suggestion, que voilà, même s’il n’y sera question ni de ping pong – malgré le fait que l’enseignement soit un sport à part entière -, ni de Corée – qu’elle soit du nord ou du sud, à l’heure, pourtant, de la méchante épidémie de MERS qui porte un si joli nom).

Ouh la la, vous êtes déjà partis…

Non, please, restez ! Oubliez ce début calamiteux…

J’y vais, pour une des dernières chroniques de l’année de Lili Ze Prof.

L’année universitaire tire à sa fin.

Parfois, quand je suis fatiguée – ce qui est le cas -, le simple fait d’écrire une phrase comme celle-là me fait divaguer.

Est-ce qu’en septembre, on dira qu’elle « pousse à son début » ?

Ou alors qu’elle pointe (à l’instar du chômeur pétanqueur, qui pointe au lieu de tirer) ?

Je n’en sais rien, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a aucun moyen de tirer au flanc, ou de tirer sa flemme quand elle tire à sa fin, et là, j’ai pourtant un intense besoin de vacances.

Mais vous l’auriez sûrement deviné, perspicaces que vous êtes, rien qu’à ce début d’article prometteur, certes, mais déjà, à ce stade, infiniment foutraque !

Que je vous dise : j’ai été ensevelie sous une avalanche de copies.

Pour ne pas sombrer, j’ai d’abord songé à utiliser cet ingénieux dispositif anti-neige (avalanche = neige : faut suivre, les loulous !), mais je me suis vite rendue compte que, pour me pencher sur ma table de travail, c’était tout sauf pratique.

Masque tempête de neige (1939 - Montréal)

Masque tempête de neige (1939 – Montréal)

La référence à l’avalanche, ça me rappelle soudain un épisode passé de la fac dans laquelle je gagne mon bel et bon argent : elle était, à ce moment-là, occupée par un collectif de lutte, lors d’une grève contre la funeste loi d’autonomie des universités.

Le doyen de l’époque – ne me faites pas dire ce que j’en pense, je vais devenir grossière – avait fait évacuer la fac en faisant intervenir trois bataillons de CRS (contre une cinquantaine d’étudiants et personnels qui dormaient – l’affaire se passait à 6 h du matin). Vous vous souvenez peut-être que, sur un campus, règne la « franchise universitaire » qui, depuis le moyen-âge, empêche les forces de l’ordre d’y pénétrer, sauf autorisation expresse du président (ou cas d’urgence absolue). Il a été rare que les présidents utilisent ce pouvoir, sauf ces dernières années, où ils ont souvent choisi cela comme mode opératoire principal, chiens verts qu’ils sont (désolée pour cette insulte injuste envers le vert canidé).

Dans mon université, l’affaire dont je vous parle était une grande (et sinistre) première, et la situation très calme ne l’imposait nullement.

A une question d’un enseignant s’opposant à cette descente violente, question où le collègue le prenait clairement à partie, le doyen de l’époque – à mon sens, un très sinistre individu, au demeurant à la tête d’un master sur la manipulation (ça ne s’invente pas !) – a répondu :

– Mais je n’ai pas fait intervenir les CRS, c’était des compagnies de secours en haute montagne ! Et le collègue de lui répondre que c’était sans doute pour nous dégager de l’avalanche des tracts… Mais je digresse, là !

Pour revenir à mon cas, j’ai fait plusieurs rêves, pendant cette période de corrections, dans lesquels il apparaissait que c’était plutôt l’idée de submersion, et de noyade, qui s’imposait à mon cerveau quand il était libre de chevaucher les vastes étendues des songes, réduisant alors la réalité à un « bredouillis »*.

J’ai immédiatement commandé et testé l’équipement suivant, que je vous recommande.

Gilets de sauvetage, en chambre à air de vélo (1925 - Allemagne)

Gilets de sauvetage, en chambre à air de vélo (1925 – Allemagne)

J’ai alors flotté à l’aise au-dessus des tas, mais mon problème était double : je survolais mes copies d’un peu haut ET j’avais par ailleurs la plus grande difficulté à me concentrer (avec un léger mal de tête du à la difficulté de la lecture de loin). Pour parvenir à mes fins (« tire »-t-on à ses fins ?…), j’ai finalement opté pour une invention fantastique, l’Isolator. C’est portable, individuel, seyant, efficace.

J’avoue que je suis emballée par cet appareil, sans réserve.

(Si vous ne connaissez pas, allez l’essayer au plus tôt).

The Isolator (Hugo Gernsback - 1920), dans Science et Invention magazine.

The Isolator (Hugo Gernsback – 1920), dans Science et Invention magazine.

Euh, enfin, emballée, mais en nage, parce qu’il faisait 30 degrés au moment du pic de boulot, et que le feutre, c’est moyennement de saison.

Pour l’hiver, en revanche, je pense que ça serait idéal pour les jeunes générations, adorables mais terriblement éparpillées de nature, pour arriver à profiter pleinement de leurs études tout en se réchauffant les neurones.

J’envisage, lorsque la rentrée poussera son début, de suggérer à l’administration l’étude du marché le plus avantageux pour ce produit.

Et je me vois déjà dans ma classe, évitant définitivement d’être confrontée à des garnements insoumis comme celui de droite… Le pied !

(euh, pardonnez ce détournement un peu grossier)

(euh, pardonnez ce détournement techniquement assez grossier)

Au cours de mes corrections, je me suis instruite un max : c’est ça qui est chouette, dans l’enseignement, c’est que ça circule dans les deux sens.

J’ai ainsi découvert

– un instrument inconnu, sans doute à percussion (« il tapait sur son jumbo »)

– « l’otographe », qui n’est demandé qu’aux gens célèbres parce qu’ils écrivent avec leur oreille

– « la crucification », qui est un truc un peu désolant qui est arrivé à un mec dont le nom m’échappe

– « le consansuce », qui, si j’ai bien compris, est un nouveau terme musical qui se passe d’explication (« j’entends dans cette musique un consansuce à la basse »)

– la « dévulgarisation » (ou l’art, sans doute, d’embrouiller et de compliquer)

– la « mixitude », cousine de la bravitude et autre…

– le « djent » (là, c’est du sérieux, les gens), qui est un sous-genre musical du heavy metal et dérivé du metal progressif, mot désignant une onomatopée produite par le son d’une guitare haute et saturée. En référence aux musiciens du groupe fondateur du djent, Meshuggah, qui peuvent être considérés comme les « intellos du métal »…ça vous en bouche un coin, ça, non ? ben, moi aussi !

– qu’il pouvait y avoir du synthé si c’est du « pagan » (le Pagan metal, autre branche du heavy : c’est du lourd, comme dirait l’autre !).

Ça aussi, vous faites les finauds, mais je suis certaine que vous ignoriez !

Aux écrits ont succédé les oraux. Il faisait beau, c’était déjà l’été : les looks des étudiants font dans le fashion, cheveux verts (trois filles, un gars), ongles bleu turquoise (deux garçons), coiffures « ananas » (rasé sur les bords, et une touffe nouée par un chouchou pour le sommet) pour la fraîcheur...

Parmi les oraux, des mini-séances d’enseignement. Une a été consacrée à la musique d’un jeu vidéo**.

Le « prof » fait entendre une musique, sans commentaire préalable. Demande à ses petits camarades ce que c’est.

V., une fille réservée qui parle peu, jaillit de sa chaise et répond, enthousiaste et précise :

– « C’est le début de la fin du dernier niveau de Lords of Shadow de Castelvania. »

Et elle développe, aidée par les deux autres filles du cours. Et par les gars.

A part moi, tout le monde baigne dans cet univers.

J’apprends que c’est un jeu vidéo (dont l’ami Wiki dit que c’est « une des séries les plus respectées » depuis 86 jusqu’à nos jours) – qui comprend de nombreux épisodes, dont je vais découvrir, au cours de cette séance, que V. comme les autres les connaissent par cœur, histoire et musique, et même détails, du genre, dates de parution, nom des dessinateurs, des musiciens, etc.

Comme je m’en étonne un peu, ils me racontent y jouer plusieurs heures par jour, pour certains (même si, pour d’autres, ils emploient un imparfait qu’on sent relatif à un passé très proche).

Je m’en doutais déjà, mais ça confirme.

Sinon, c’est l’heure des adieux (pour les troisièmes années qui s’en vont vivre leur vie ailleurs) et des déclarations qui font chaud au cœur (quand ils vous remercient, qu’ils pointent leur plaisir à vous avoir accompagnée quelque temps), ou qui émeuvent (quand je reconnais à haute voix que je vais regretter certains d’entre eux, et m’en souvenir avec un bon sourire).

Les « grands », comme je les appelle, ceux dont je m’occupais particulièrement, ceux qui veulent devenir profs, ont fait, chacun dans leur genre et avec leurs atouts personnels, une année excellente, dans laquelle ils ont réellement progressé. Si je m’interrogeais un peu en milieu d’année sur leur capacité à enseigner, ils me semblent, pour la plupart bien partis, avec une vraie réflexion sur ce qu’ils veulent incarner comme type d’adulte (entre autres).

Je pense aussi qu’ils sauront développer chez les enfants une culture (même si ça ne sera pas celle de ma génération, je suis moins pessimiste en cette fin d’année).

Ils ne l’attaqueront pas au désinfectant, la culture, contrairement à ceux qui luttent, non pas contre le théâtre, mais contre le MERS (de l’art de retomber maladroitement sur ses pieds, ça s’appelle ! cf l’intro ! – ok ! légèrement tiré par les cheveux, mais je trouve cette photo impressionnante).

Théâtre désinfecté à Séoul (juin 2015), contre l'épidémie de MERS

Théâtre désinfecté à Séoul (juin 2015), contre l’épidémie de MERS

Pélagie, en revanche, me semble toujours fragile !***

Ils m’ont avoué quelque chose que je voulais vous raconter. Ils se sont réunis pour des soirées tout au long de l’année, soirées où ils jouaient de la musique entre eux, y compris cette catégorie particulière qu’ils appellent « les musiques du cours ». Et…

– Celle qui a été notre tube, cette année, ça a été La java martienne. On adore tous cette chanson ».

Comme quoi, faut jamais désespérer !

Pour les autres (les « moyens », c’est-à-dire les étudiants de deuxième année), l’affection s’est manifestée par la confection d’un énorme gâteau collectif (pour la fin du cours) et par l’aveu, pour certains, qu’ils ont beaucoup « grandi » cette année grâce aux cours.

Pour certains autres (qui ne disent rien), j’ai la sensation d’un grand flop : nos routes intellectuelles ne se sont visiblement pas croisées, et je pense que j’ai raté certains de mes objectifs.

Un étudiant à qui je demandais, par mail, s’il avait réussi son année (un de ceux qui ont grandi), m’a répondu que oui, en terminant son message par ces deux lettres laconiques : GG.

Heureusement, internet m’a porté secours pour comprendre sa réponse. GG = « good game »

Pour ceux dont je parlais, ceux du flop, ceux avec qui « ça a fait pschitt » (comme disait l’autre), c’est sans doute (mais je ne sais pas si je peux l’employer) BG – bad game – en ce qui me concerne.

On ne peut pas gagner tout le temps. N’empêche ! Cela me peine.

Une dernière question me taraude. GG, ça se prononce gégé ? dgidgi ? guegue ?

©Bleufushia

* J’emprunte le « bredouillis de réalité » à Antoine Volodine, dans Terminus Radieux

** Session de rattrapage sur l’épisode précédent : https://bleufushia.wordpress.com/2015/02/09/decalage-le-recit-desabuse-dana-cro-21/

*** itou : https://bleufushia.wordpress.com/2015/01/23/songe-dune-nuit-dhiver-20/

**** re itou : https://bleufushia.wordpress.com/2014/10/09/ma-vie-sur-mars/


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Je voudrais pas crever – Boris Vian

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(Franz Marc) Même si ce n’est pas un chien noir du Mexique, c’est comme ça que je les ai toujours imaginés…

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort…

Boris Vian (1952)

Et la merveilleuse lecture émouvante qu’en fait Trintignant. J’ignore qui l’accompagne dans un contrepoint si délicatement mélancolique, sans doute l’accordéoniste Daniel Mille.


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Ma vie sur Mars (5)

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2 h 30 ? 9 h 30 ? en tout cas, quelle est longue, la journée ! (photographié dans ma salle, sur la table du deuxième rang) ©Bleufushia

Hier, j’ai l’idée un peu saugrenue de présenter aux têtes brunes et blondes auxquelles je professe une chanson de Boris Vian, « La java martienne ».
Ces têtes brunes et blondes-là, filles et garçons à géométrie capillaire et looks variés, sont inscrites dans une filière qui doit les amener, d’ici deux ans, à enseigner en collège. Ils sont bons, sérieux, intelligents, fort agréables, assez enthousiastes en général, et relativement loufoques pour certains. Chose qui me réjouit, qu’ils ne soient pas « au carré ».
Le propos du cours du jour est de la chanter en la jouant, et elle contient quelques difficultés qui correspondent pile poil à leur niveau.
Je l’ai toujours trouvée assez marrante, cette chanson. Je sais, elle date un peu – l’âge de leurs grands-parents, en gros – mais elle a un côté BD absurde qui peut les amuser.

Je leur passe un polycop et certains commencent à lire les paroles.
Je sens un problème passer dans l’air silencieux. Justement parce qu’il est silencieux, ce qui est incongru dans cette génération-là.
J’interroge : « quelque chose ne va pas ? ».
Silence encore… que se hasarde à troubler un des meilleurs, V.
– M’dame, on comprend rien à ce texte.
(Ouche, même pas « je », non, direct, « on »)
Un autre en rajoute une couche
– L’auteur doit être un peu pervers, c’est assez dégueulasse, les ventouses, les orgies !
Je me hasarde à leur faire remarquer qu’il s’agit d’une chanson de Boris Vian, que c’est assez dans sa veine habituelle, que la chanson est du genre vaste blague.
Et là, regard totalement vide des foules pas en délire du tout.
A. dit, en prenant le ton et la syntaxe « banlieues » (juste avant, on a parlé de la rediffusion à la télé d’Entre les Murs)
– on sait même pas c’est qui !
Je questionne avec prudence – parce que la réponse que je pressens me laisse sans voix, d’avance : vous n’avez jamais lu ni entendu de Boris Vian ?
Le regard collectif s’opacifie.
Je tente un va-tout : Le déserteur ? (je joue le début, avec les paroles)… rien… L’écume des jours ?… rien…J’irai cracher sur vos tombes, de son pseudo ?… rien… St Germain des Prés, la trompinette ? Arthur ? (y en a un qui s’appelle Arthur, je me dis que ça peut le faire, tentative idiote et désespérée… il me répond, gentil : oui, quoi, m’dame ?).
Le blanc complet.
En moi, un abîme noir.

Je me dis soudain qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark si des gens qui sont passés par le système scolaire, avec succès, jusqu’à fréquenter pendant trois ans une université de Lettres, et particulièrement une section musique, peuvent ne jamais avoir croisé l’oeuvre ni le nom de Boris Vian.
Je brosse un portrait rapide de l’homme, de l’auteur, du musicien, de son univers, mais c’est, étrangement, hors de leur champ. Ils ne connaissent pas, c’est vieux, à dégager voie 12 ! C’est peut-être parce que leur méconnaissance est unanime que ça ne vaut pas le coup de l’intégrer dans leur univers ?
Pourtant, ils sont curieux, vivants. Là, imperceptiblement braqués.
Je me demande si j’évoque la Pataphysique, je renonce.
Malgré tout, je leur conseille d’en lire, évoque mon plaisir à la relecture récente de L’automne à Pékin, cette histoire étrange et prenante. Mais je sais, pour avoir déjà parlé de ça avec eux, que rarissimes sont ceux qui lisent.
Ils m’écoutent, attentifs, gentils. Dans leur regard, je lis qu’ils m’aiment bien, mais que je suis un peu bizarre. Légèrement périmée, comme m’avait dit un de mes fils, le jour d’un anniversaire.

Je reviens à la chanson, en soulignant le nom de la martienne : Porfichtoumikdabicroûté (c’est drôle, non ?)
V. reprend la parole, et dans son ton de voix, j’entends une bonne volonté évidente : il est de ceux qui ont à coeur de rétablir la communication quand elle est un peu défaillante. Il fera un bon prof, c’est certain.
– M’dame, c’est son vrai nom, à la martienne ?
Je le regarde, il n’est pas du tout en train de plaisanter.

En moi, quelque chose se fendille : dans l’interstice créé s’installe la sensation intense de vivre sur une autre planète. La martienne, c’est moi, et je ne sais même plus comment je m’appelle.
J’ai un blanc, encore (blanc et noir, ça doit être parce que je fixe les touches de mon piano !), pendant lequel C. fait une allusion, en riant, à un personnage dont je n’ai jamais entendu parler. Les autres se marrent, ils connaissent, l’atmosphère s’allège.
Un partout, la balle au centre !
Une vitre invisible, mais bien réelle, nous sépare.
On ne vit pas dans le même univers, même si des tas de liens, d’histoires, de rires et d’intérêts partagés, d’émotions communes, de goûts, même, convergents, de complicités tissées au cours des deux années passées nous unissent malgré tout, assez paradoxalement. Même si chaleur et sympathie circulent dans les deux sens.
Avant, je pensais qu’ils n’étaient pas initiés au monde. Avec une conception assez nombriliste, élitiste et vingtiémiste, sans doute, du « monde ».

Peu à peu, ma perception s’inverse et me vient l’idée que c’est moi qui ne suis plus ni de leur monde, ni de leur siècle.

©Bleufushia
Pour ceux d’entre vous qui ne l’auraient pas en mémoire, en voilà une version assez savoureuse des Trois Horaces (et les paroles de la chanson).


La java martienne (Boris Vian)

En descendant de la fusée
Je t’ai trouvée presque aussitôt
Et je suis resté médusé
Tu m’avais pris comme au lasso
Je t’ai suivie sur la pelouse
Tes tentacules autour du cou
Et avec tes petites ventouses
Tu m’as fait des baisers partout
Les musiciens soufflaient sans trêve
Dans leurs bazouks et leurs strapons
Et cette musique de rêve
Me perforait jusqu’au trognon
J’évoquais des orgies superbes
Des bacchanales dans les canaux
Et pendant qu’on s’aimait sur l’herbe
Je fredonnais ces quelques mots

C’est la java martienne
La java des amoureux
En fermant mes persiennes
Je revois tes trois grands yeux
Ça marse toujours, ça marse comme ça
Oui saturne à tour de bras
La java d’amour, martiale java
Que j’ai dansée dans tes bras
C’est la java martienne
La java des amoureux
Toutes tes mains dans les miennes
Je revois tes trois grands yeux

On s’est aimés comm’ dans un rêve
Mais hélas j’ai dû repartir
Et nos amours ont été brèves
Chérie je voudrais revenir
Ton nom me hantera sans cesse
Pendant les longues nuits d’été
Ton nom doux comme une caresse
Porfichtoumikdabicroûté
Un jour je monterai peut-être
Chercher le fruit de nos amours
Cet enfant bâti comme un hêtre
Qui naquit au bout de huit jours
En voyant son père amarsir
Le chéri l’aimera beaucoup
Et prendra pour courir lui dire
Ses treize jambes à ses deux cous

C’est la java martienne
La java des amoureux
En fermant mes persiennes
Je revois tes trois grands yeux
Ça marse toujours, ça marse comme ça
Oui saturne à tour de bras
La java d’amour, martiale java
Que j’ai dansée dans tes bras
C’est la java martienne
La java des amoureux
Toutes tes mains dans les miennes
Je revois tes trois grands yeux

Pour retrouver mon rêve
Ma martienne aux trois yeux bleus
Allons-y, mars ou crève
Je remonterai-z-aux cieux

Pour un peu plus de Vian : https://bleufushia.wordpress.com/2014/10/09/je-voudrais-pas-crever-boris-vian/


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Lettre au Provéditeur-éditeur sur un problème quapital et quelques autres

Jean-Baptiste Carpeaux : Jeune pêcheur à la coquille – 1857

Comprenez-vous, monsieur, je ne suis pas de ceux qui éprouvent l’inepte besoin de penser qu’ils pensent avant que de commencer à. Aussi, c’est sans préavis qu’il m’est venu, subitement, dans mon bain comme Archimerdre, des résultats. Que je me sois trouvé à la minute précise en train de me passer les précieuses au savon (Cashmere Bouquet de Colgate ; le point peut avoir son importance un jour) a sans doute une part dans l’éblouissement qui m’atteignit soudain.
Toujours est-il que la chose m’est apparue d’importance et propre à me hausser d’un cran dans votre estime : vous concevrez que nul travail, cette récompense en vue, n’eût paru d’intérêt suffisant pour retarder la mise en graphie de cette méditation.

Le problème est cette fois, monsieur, celui de la couille. (J’aurais pu dire celui de la coquille, mais je cède au goût du sensationnel, vous voyez, c’est un faible bien inoffensif.) De fait, il s’agit d’un problème de conchyliorchidologie (ou d’orchido-conchyliologie, qui me paraît, si plus orthodoxe, moins expéditif ; donc, je garde le premier).

AXIOME

Retirez le Q de la coquille : vous avez la couille, et ceci constitue précisément une coquille.

Je laisse à cet axiome, monsieur, le soin de perforer lui-même, de son bec rotatif à insertions de patacarbure de wolfram, les épaisses membranes dont s’entoure, par mesure de prudence, votre entendement toujours actif. Et je vous assène, le souffle repris, ce corollaire fascinant.

Et ceci est vrai, que la coquille initiale soit une coquille de coquillage ou une coquille d’imprimerie, bien que la coquille obtenue en fin de réaction soit toujours (à moins de marée extrêmement violente) une coquille d’imprimerie en même temps qu’une couille imprimée.

oxo1300coquille

OXO Pascal Le Coq (revueoxo.blogspot.com)

Vous entrevoyez d’un coup, je suppose, les conséquences à peine croyables de cette découverte. La guerre est bien loin.

Partons d’une coquille de coquillage, acarde ou ampullacée, bitestacée ou bivalve, bullée, caniculée ou cataphractée, chambrée, cloisonnée, cucullée… mais je ne vois pas l’intérêt de recopier dans son entier le dictionnaire analogique de Boissière. Bref, partons d’une coquille. La suppression du Q entraîne presque immédiatement la mutation du minéral inerte en un organe vivant et générateur. Et dans le cas d’une coquille initiale d’imprimeur, le résultat est encore plus spectaculaire, car la coquille en question est essence et abstraction, concept, être de raison, noumène. Le Q ôté permet le passage de l’essence à l’existence non seulement existante mais excitable et susceptible de prolongements.

J’aime à croire que parvenu à ce point, vous allez poser votre beau front dans votre main pour imiter l’homme de Rodin – vous conviendrez en passant de la nécessité d’une adéquation des positions aux fonctions, et que vous n’auriez pas l’idée de déféquer à plat ventre sauf caprice. Et vous vous demanderez, monsieur, d’abord, quel est le phénomène qui se produit. Y a-t-il transfert ? Disparition ? Mise en minorité ? ou effacement derrière une partie plus importante, que le trout ? Qui sait ? Qui ? Mais moi, naturellement sans quoi je ne vous écrirais pas. Je ne suis pas de ces brutes malavisées qui soulèvent les problèmes et les laissent retomber sauvagement sur la gueule de leur prochain.

T-1000 (Oxo)

Tiens, pourtant, si, en voilà un autre qui me tracasse, et je vous le dis en passant, car le genre épistolaire permet plus de caprice et de primesaut que le genre oratoire ou dissertatif, lequel je ne me sens pas qualifié pour oser aborder ce jour. L’expression : mettre la dernière main n’implique-t-elle pas, selon vous, que l’une des deux mains – et laquelle – fut créée avant l’autre par le père Ubu ? La dernière main est souvent la droite ; mais d’aucuns sont-ils pas gauchers ? Ainsi, de la dextre ou de la senestre, laquelle est la plus âgée ? Gageons que ce problème va tenter madame de Valsenestre à qui, en passant, vous voudrez bien présenter mes hommages. Et revenons à nos roustons.

Eh bien, monsieur, pour résoudre le mystère de l’absence du Q, nous disposons d’un moyen fécond et qui permet généralement de noyer sans douleur la poiscaille en remplaçant un mystère que l’on ne pénètre point par un mystère plus mou, c’est-à-dire non mystérieux et par conséquent inoffensif. C’est la « comparaison », méthode pataphysique s’il en fût. A cet agent d’exécution puissant, nous donnerons l’outil qui lui manque, c’est-à-dire le terme de.

Le jargon russe en l’espèce, qui sera notre étalon.

Vous le savez, monsieur, et si vous ne le savez pas, vous n’aurez jamais la sottise de le dire en public, il fut procédé en Russie, n’y a pas si longtemps que nos auteurs ne puissent s’en souvenir, à une réforme dite alphabétique, bien qu’en russe, cela ne se prononce point si facilement. Je vous le concède, cette réforme est à l’origine de la mort de Lénine, de la canonisation de sainte Bernadette et de quelques modifications structurales spécifiquement slaves apportées à un Etat de structure d’ailleurs imprécise ; nous passerons sur les épiphénomènes mineurs pour n’en conserver que le plus important. La réforme en question supprimait trois des 36 lettres alors en usage là-bas : le ѳ ou ’fita, le ѵ ou ’izitsa et le Й ou is’kratkoï.. […]

Mais d’ores et déjà, vous voyez comment on peut supprimer le Q : il suffit d’un décret.

La question est de savoir ce que l’on a fait des lettres supprimées. Ne parlons même pas de celles à qui l’on en a substitué d’autres. Le problème est singulièrement précis : Où a-t-on mis les is’kratkoï ?

Dimitri le Goulag tome 1

Vous vous doutez déjà de la suite. Et vous voyez l’origine de certaines rumeurs se découvrir à vos yeux émerveillés d’enfant sage.

D’ailleurs, monsieur, peu importe. Peu importe que l’on ait, par le passé, mésusé des lettres ainsi frappées d’interdit. Sans vouloir faire planer le soupçon sur qui que ce soit, je sais bien où l’on risquerait d’en dénicher quelques muids.

L’expression « lettre morte » n’est pas née de l’écume de la mer du même nom, vous le savez, monsieur. Les vérités les plus désagréables finissent par transpirer, comme l’eau orange d’un chorizo pendu par les pieds ou la sueur délicate d’un fragment d’Emmenthal qui tourne au translucide. Et les cimetières de lettres sont monnaie courante (sans que l’on ait jamais songé à chronométrer cette dernière, ce qui paraît inexcusable en un siècle sportif et ne permet point d’en préciser la vitesse). Nous n’avons pas accoutumé, me direz-vous, de remettre en cause le passé : je sais, et vous savez, que tout y est à refaire. Mais à bien y regarder, on est forcé de constater que c’est sans aucune originalité qu’a été résolu, de notre vivant ou presque, cet ardu problème de l’élimination en masse. Et cela continue.

Avant que la merdecine ait eu l’idée de s’adjoindre des fi ! syciens et des chie-mistes (ou cague-brouillard, comme disent les Anglois), la peste apportait une ingénieuse solution. Et les destructions provoquées parmi la gent corbote et ratière par la chasse, vu l’absence de grenades et de rusées à tête chercheuse, n’étaient point telles que ces bestioles ne fussent à même de procéder hygiéniquement à l’enlèvement des charognes. Il restait les os, que l’on suçait et que l’on perçait pour jouer de la quenia, comme Gaston Leroux l’a soigneusement rapporté dans « L’Epouse du soleil ». Bref, le professeur Yersin imagina de foutre une canule au cul des poux, et vainquit la peste. Le cancer fait des progrès, mais il abêtit, et déprive le frappé du contact de ses semblables – ou plutôt de ses différents – si utile pourtant. Sur quoi l’Allemagne redécouvre le camp de concentration déjà utilisé avant et ailleurs (le premier qui l’a inventé, levez le doigt). Le principe était bon : c’est celui du couvent. Mais si l’on sait où ça mène, l’on se refuse à voir où cela pourrait mener.

Vous avez déjà compris qu’en ce moment, loin de m’égarer, j’arrive à la proposition ferme, concrète et positive. Vous avez vu que, loin de lamenter le révolu, je suggère simplement que l’on améliore. Vous sentez, avec votre grand nez, que si le sort des prisonniers d’autrefois m’indiffère, c’est que la « pataphysique va toujours de l’avant puisqu’elle est immobile dans le temps et que le temps, lui, est rétrograde par définition, puisque l’on nomme “ direct ” celui des aiguilles d’une montre. Et vous voyez que je suis en train de poser les bases du camp de concentration pataphysique, qui est celui de l’avenir.

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Grosso modo, une Thélème. Mais une Thélème obligatoire. Une Thélème où tout serait libre, sauf la liberté. Il s’agit bien en l’espèce de cette exception exceptionnelle à laquelle se réfère Le Livre. Un lieu où l’on serait contraint de ne pas s’éloigner du bonheur. Outre que le rendement des divers travaux que l’on pourrait ainsi faire exécuter librement aux détenus serait excellent – mais sachez que cette considération économique n’a pas un instant pesé sur notre choix plus ni moins que son contraire – le camp de concentration paradisiaque satisferait la tendance religieuse profonde qui sommeille au cœur de tout un tas d’individus non satisfaits de leur vie terrestre – et vous concevez qu’un prisonnier a des raisons de ne pas l’être. Il s’y pourrait, naturellement, faire du vélocipède. Vous pensez bien. Je ne développe pas les mille avantages du projet : je me borne à vous dire que, me désintéressant totalement du sort des is’kratkoï, je propose, par la présente, à votre excellence d’accumuler les Q des coquilles dans les camps ainsi com-binés qui prendraient par exemple le nom de camps de cul-centration, et de récupérer outre les coquilles résultantes et régénérées, les bûmes créées de la sorte à partir de rien, ce qui est quelque chose.

Vous ne serez pas sans remarquer que la réaction qui s’établit est assez analogue à celle qui se produirait, selon eux, dans ces breeders autotrophes où se fabrique une espèce de plutonium. Vous prenez la coquille, lui retirez le Q que vous enfermez en liberté, vous obtenez la couille et une nouvelle coquille, et ainsi de suite jusqu’à neuf heures vingt, où un ange passe. Je passe à mon tour sur l’émission de rayons bêta concomitante, d’une part parce qu’elle n’a pas lieu, d’autre part parce que cela ne regarde personne. Que le Q fût en fin de compte bien traité m’importait avant tout, du point de vue moral et parce qu’il est séant de ne point porter atteinte, sauf si l’on se nomme le P. U., à l’intégrité de quelque être que ce soit, (excepté le militaire) vu qu’il peut pêcher à la ligne, boire de l’alcool et s’abonner au Chasseur français, ou les trois. Du moins, c’est une des choses que l’on peut dire, et comme elle diffère de tout ce que l’on pourrait dire d’autre, il me semble qu’elle a sa place ici.

Boris-gidouille-5-1953

Piste-scrotum 1. Cette lettre vous est personnellement destinée. Néanmoins, au cas où elle n’intéresserait aucun autre membre du Collège, il me paraîtrait urgent de la diffuser. Si vous en décidiez ainsi, il me serait à honneur que vous la fissiez coiffer d’un chapeau à la gloire de Stanislas Leczinski, roi polonais, inventeur de la lanterne sourde à éclairer pendant les tintamarres et autres espèces de révolutions, et dont je ne me sens pas force d’entreprendre la rédaction que j’estime trop au-dessus de mes indignes moyens.

Piste-scrotum 2. En passant, vous constaterez que le principe de la conservation de ce que vous voudrez en prend un vieux coup dans les tabourets.

canapé oeuf
Boris Vian
26 mars 1955
publiée dans les Cahiers du Collège de Pataphysique
(lettre récupérée sur un blog de Rue89 : Des Lettres – maison d’édition)