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Fahrenheit 451 (7)

Fahrenheit 451

Fahrenheit 451

J’arrive sur mon lieu de travail plus tôt que d’habitude. J’ai quelques bricoles à faire avant le début du premier cours du matin, et j’aime bien prendre quelques instants dans la salle encore tranquille. Me préparer à ma journée.
La porte de ma salle est ouverte et en voilà trois, de ceux que j’attends, qui me demandent s’ils peuvent me parler. Ils sont bien en avance. Et assez agités.
Ils m’expliquent, se coupant la parole l’un l’autre, avec des voix nerveuses et tendues, sans vraiment articuler, qu’ils viennent de se faire agresser, dans l’enceinte de l’établissement  « d’excellence » où je travaille. Leurs mots se mêlangent, se cognent, se bousculent.
Je me montre un peu étonnée, cet endroit n’étant pas a priori un haut lieu de délinquance et d’insécurité.
Peu à peu, leurs interventions entremêlées finissent par éclaircir ce qui leur est arrivé.

La salle jouxte un patio arboré dans lequel ils aiment à se retrouver, discuter, jouer. C’est leur lieu, LEUR annexe.

Dans cet endroit, sont apparus il y a quelques temps des containers, deux, gros, qui leur ont pris les meilleures places au soleil, là où l’herbe était assez généreuse pour leur permettre une pause moelleuse entre deux cours.
Ce matin, ils ont eu l’idée de monter sur une souche qui jouxtait un des containers, pour découvrir qu’il était plein de livres.
– mais plein de chez plein ! chais pas, y en a au moins mille…
Ils y ont regardé de plus près, ont feuilleté des ouvrages qui étaient à portée de main, et ont décidé de récupérer chacun deux ou trois ouvrages qui leur semblaient intéressants, des romans jamais lus mais dont ils avaient entendu parler.
Au moment où ils ont sauté de la souche, est apparu un vigile avec un chien, payé, leur a-t-il dit, pour protéger les containers, pour empêcher tout « contrevenant » de se saisir d’un des ouvrages.

Il a ajouté que prendre un livre était totalement interdit et illégal. Il était assez menaçant, même s’ils ne savaient pas exactement m’expliquer la nature de la menace.
– M’dame, on n’est pas des contrevenants. On lui a dit qu’on ne savait pas que les livres étaient à quelqu’un, et qu’on allait tout de suite les rendre.

– Il nous a dit qu’ils n’étaient à personne, mais que personne n’avait le droit de les récupérer. Il fallait qu’ils soient jetés, et c’est tout.

– Il a raconté je ne sais quoi sur le fait que du matériel d’état, on ne pouvait pas le voler.
– On a essayé de discuter, moi, je ne comprends pas qu’on mette un livre à la poubelle, et encore moins qu’on ne puisse pas le prendre. Vous trouvez que prendre un truc dans une poubelle, c’est du vol, vous ?
– Moi, ça m’a fait penser aux yaourts jetés par les grandes surfaces, qu’on doit laisser jeter, alors qu’ils sont encore bons, et qu’il y a des gens qui meurent de faim. Je lui ai demandé quel était le problème, s’il y avait une date de péremption sur les livres, et comment ils vont les détruire ; alors, il s’est énervé, il s’est mis à hurler que ça suffisait, et qu’on allait dégager de là, et vite. Il nous a vraiment fait peur.
– Vous y comprenez quelque chose, vous, m’dame ? On est dans un lieu de culture, et prendre un livre pour le lire, c’est interdit ! C’est complètement dingue.

– En plus, il va pleuvoir aujourd’hui ! le container ne ferme pas…

Ils sont dans l’incompréhension la plus grande. Et dans l’émotion d’avoir été traités sans ménagement, comme s’ils étaient des voleurs. Pour une fois qu’ils voulaient des livres ! Un des trois, un garçon sensible, poli, très fin, en tremble encore, je le vois bien. Il en a des larmes aux yeux. Moi aussi.

Comment leur expliquer l’inexplicable ?
Il y a quelques mois, on nous a demandé de « désherber » nos bibliothèques, en choisissant des ouvrages à jeter, pour centraliser les livres restants dans une seule grande bibliothèque accessible à tous, moderne, complètement informatisée etc.
Que la cause profonde soit prioritairement une volonté de réduction des personnels, et que toute décision soit toujours maintenant prise pour des raisons de seule économie est quelque chose qui apparaît assez clairement, mais ce n’est pas dit. Tout est paré – ou recouvert – d’un discours pompeux et technocratique, avec ce vocabulaire moderne qui me donne des frissons : il faut « rentabiliser » l’espace et « optimiser » les fonds, « gérer » tous les doublons, tous les livres peu empruntés (c’est-à-dire les dégager), étudier la « faisabilité » de la nouvelle organisation. Et j’en passe.

Comment leur dire, à ces trois jeunes qui me regardent, et qui attendent que je décrypte pour eux la folie du monde, que je la rende compréhensible, qu’il est réellement fou et que je suis impuissante à en dégager une quelconque logique. Que mon pouvoir de prof ne peut rien contre sa marche inexorable.
Comment leur faire part, sans les désorienter plus encore, des associations auxquelles ce terme de désherbage me conduit, moi pour qui la bibliothèque, dans une maison, est le lieu le plus important ?

J’oscille entre l’évocation possible des autodafés hallucinés d’une société totalitaire qui veut éradiquer pensée et culture, ceux-là mêmes décrits par Ray Bradbury, dans un des livres qui ont marqué ma jeunesse, et les connotations du mot lui-même : le désherbage des jardins consiste à supprimer des mauvaises herbes – ou des « adventices », drôle de mot « scientifique » qui fait mieux passer la mort de la verdure -, ou des plantes indésirables, au nom d’une sorte d’eugénisme – on garde les plantes les plus « belles », et on élimine « radicalement » les autres, avec de l’herbicide, ou avec des brûleurs qui font naître en moi d’autres images de destruction, de napalm et de rizières.
Appliqué à des livres, ce mot technique, pragmatique – paraît-il le terme professionnel juste – me fait froid dans le dos.
Je fais partie des gens qui pensent qu’aucun mot n’est innocent.
« Je suis la mauvaise herbe, braves gens, braves gens »…Brassens, qui me passe en tête un instant, ne m’est d’aucun secours.

Lorsque mes collègues et moi avons, un peu mollement – parce qu’on ne parvenait pas à y croire vraiment -, demandé s’il y avait des quotas, pensant qu’on pourrait ne supprimer que quelques ouvrages vraiment abimés, il nous a été répondu que le désherbage devait être pratiqué à hauteur de 90% d’un fonds.
Neuf livres sur dix ! Comment choisit-on les rescapés ?

Personne d’entre nous n’a pu s’y résoudre : nous sommes des gens qui ont été nourris aux livres autant qu’aux nourritures terrestres – tiens, voilà que j’évoque mon bonheur à suivre les envolées lyriques de Nathanaël, me demandant si le livre a vieilli, si je peux encore le trouver et le relire, et que passent dans ma tête, furtivement, d’autres personnages de papier que je salue d’un bref sourire – alors, « on » a payé des entreprises de nettoyage pour vider les bibliothèques en notre absence, et en mettre les contenus dans des lieux gardés, avant destruction complète. Et pas 90% des contenus, non, mais 100% pour certaines bibliothèques « inutiles » (comme le grec ancien, ou l’histoire).
Finalement, hein, la grande bibliothèque unique n’est pas extensible autant qu’on le pensait au départ (la faisabilité serait donc peu faisable ? mais comment est-ce possible, après tant d’études, d’experts, de planification ?)
Des effaceurs de mémoire, de culture, de pensée, voilà à qui nous avons affaire.
Le gâchis élevé au rang de règle suprême d’une société qui n’en finit plus dans sa chute.

Que dire à ces jeunes devant moi ? Ils attendent… ils espèrent quelque chose de moi, là, juste là, dans cette minute précise où ils sont venus se décharger de leur désarroi. Qu’un adulte au moins soit à la hauteur.
Je lis dans leur regard un doute envers moi qui ne peux rien pour empêcher ça sur mon propre lieu de travail.
En même temps, du fond de la noirceur qui m’étreint, monte une pointe d’optimisme, devant leur réaction. Que la destruction des livres autant que l’empêchement de les récupérer ne leur semblent normal est finalement porteur d’espoir.
Ils sont toujours là. Comment leur faire comprendre l’absurde ?
Je crains de ne pas y parvenir, je ne le comprends pas moi-même.
Les autres arrivent, se pressent à la porte, c’est l’heure.

Tout à l’heure, un peu avant la fin du cours, j’arrêterai la musique, et je prendrai le temps de leur raconter, à tous, l’histoire des « hommes livres » de Ray.
Juste avant qu’il ne pleuve.

©Bleufushia

Et relire Ray Bradbury…

« Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l’esprit humain. »
« Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de « faits », qu’ils se sentent gavés, mais absolument « brillants » côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement alors qu’ils feront du sur-place. Et ils seront heureux. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie ».

« Et pour la première fois je me suis rendu compte que derrière chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait conçus. Jamais cette idée ne m’était venue. »
Ray Bradbury,
Fahrenheit 451 (1955)