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La loi des climats (35)

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Ça fait un moment que j’ai inscrit un truc sur ma To-do (kézaco ? vous en avez une aussi, je suis certaine, vous savez, cette liste où on note indéfiniment les mêmes trucs à faire depuis des semaines), et que je remets, je remets.
Aujourd’hui, j’arrête de procrastiner et, pour ceux qui ne connaîtraient pas, je vous cause de la loi des climats.
Ça a l’air de tomber pile poil dans une des actualités du jour, celle de la (ô combien désolante) COP21, mais vous n’y êtes pas.
Rien à voir avec le réchauffement climatique, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Même si ça peut nous y ramener, par rebondissement – parce que tout se tient.
Non, l’idée, ça serait d’évoquer une référence qui a un rapport avec l’état d’urgence, et avec la façon dont le gouvernement lutte contre le terrorisme.
De mon point de vue, ça fait partie de ce qui nous mène droit dans le mur.

En fait, c’est une de mes lectures du jour qui me ramène à l’intérêt de vous faire part de cette théorie, l’interview, sur Télérama, du sociologue Bernard Lahire*.
Il réagit à un discours de Valls, qui assimile toute explication sociologique à une justification du terrorisme. Pour Lahire, cette attitude idéologique ne permet que le règne du registre émotionnel et de son corollaire, la solution va-t-en-guerre, en « déniant toute légitimité à la connaissance ».

Fait écho à sa réflexion, en moi, la colère que je ressens à voir bradée l’éducation et l’école. Et à voir s’imposer, sempiternellement, le registre autoritaire, partout, et les stratégies agressives et de domination (l’inverse, justement, de ce que l’instruction et l’éducation devraient amener à faire).

Bien sûr, le terrorisme m’est insupportable, mais il n’aurait sans doute pas prospéré de la même façon sur un autre terreau.

En tant qu’enseignante, j’ai tendance à privilégier des démarches basées sur la réflexion, la transmission, l’écoute. Ma formation et ma pratique m’amènent aussi à penser que rien de bon ne vient jamais de l’autoritarisme.
Et ce à quoi nous confronte, entre autres, l’état d’urgence aux mains des hommes politiques (dont je suis certaine qu’ils sont tout, sauf vertueux et habiles) me conforte encore dans cette pensée.

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Ça fait de nombreuses années maintenant que j’enseigne, et depuis tout ce temps-là, je suis responsable dans mon département d’un cours de pédagogie destiné, pendant la licence, aux gens qui comptent s’orienter vers l’enseignement.
Pendant toutes ces années, je me suis trouvée confrontée à une question récurrente des étudiants futurs profs, question qui a pris de l’ampleur au fur et à mesure que la crise de l’école s’est aggravée : « comment se faire respecter ? »
Dans la tête de la plupart de mes étudiants, la question n’était pas exactement formulée comme ça, mais plutôt : « comment exercer une autorité efficace ? », cette question étant fondée sur la peur à ne pas s’en sortir.
J’ai toujours répondu de deux façons (au moins).

Une d’elles a été d’utiliser, dans mon « cours » de pédagogie, la pédagogie Freinet. Je mets le mot « cours » entre parenthèse, parce que je ne fais pas cours en réalité : je mets les étudiants en situation de recherche et de « tâtonnement expérimental », et je complète éventuellement leur réflexion quand c’est nécessaire (et la plupart de temps, ça ne l’est pas). Une pédagogie qui correspond parfaitement (entre autres) au modèle démocratique dont il va être question après, et à ma conception de ce qu’est qu’enseigner (et encore plus, ce qu’est enseigner à enseigner). Mais qui ne correspond pas non plus à la façon de faire dominante dans l’éducation nationale, parce qu’elle ne met pas le prof aux commandes de façon dominante.
Une pédagogie qui permet aux élèves ou aux étudiants de se former dans la liberté et l’autonomie, de se forger leur propre pensée dans la collaboration avec les autres. **

L’autre façon a été de monter dans mes cours, année après année, l’expérience de dynamique de groupe ayant donné naissance à la « loi des climats ».
C’est une expérience « historique », mise au point avant la deuxième guerre mondiale par Kurt Lewin – inventeur de la notion de dynamique de groupes et de l’étude des comportements sociaux.
Historique aussi, car répétée des milliers de fois depuis. Je n’ai jamais, personnellement, constaté de résultats différents de ceux que Kurt Lewin a mis en lumière. Ce qu’il a découvert apparaît toujours de façon systématique.
Et j’ai pu constater, année après année, l’impact de cette expérience sur ceux de mes étudiants qui l’ont vécue, sur leur façon de considérer le problème, et la richesse des discussions et prises de conscience qui ont eues suite au vécu très puissant de cette mise en situation.
De quoi s’agit-il ?
En pleine montée du fascisme, Lewin (juif allemand immigré aux Etats-Unis) a mis au point un dispositif qu’il pensait à même de montrer les relations de cause à effet entre le leadership autoritaire et le recours à la guerre. Son propos était également, en alternative, de mettre en lumière la supériorité du modèle démocratique.

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Il a proposé que fonctionnent trois groupes en parallèle, chacun ayant la même tâche à réaliser, en un temps très bref (les effets sont perceptibles en moins d’une demi-heure).
Un de ces groupes doit être dirigé par un leader autoritaire, un second par un leader démocratique (et ce sens n’a pas précisément le sens où il est utilisé abusivement en politique, actuellement, pour désigner tout et n’importe quoi, sauf la démocratie), et un troisième par un adulte non-directif (je n’en parlerai pas ici, ça me semble moins pertinent et moins d’actualité que le reste).
L’expérience a été inventée dans le cadre de l’enseignement. Elle a été mise en œuvre sur le même groupe d’enfants auprès duquel se succédaient des adultes incarnant ces rôles différents, mais elle est réalisable avec trois groupes parallèles.
Chacun de ces modèles éducatifs est sous tendu par un positionnement philosophique (je vous la fais un peu rapide) :
♦ un prof autoritaire est celui qui pense que l’adulte seul est intéressant, qu’il SAIT, qu’il est supérieur et que l’enfant doit se conformer et suivre la voie qu’il lui montre (et lui mâche) pour espérer grandir.

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♦ le prof démocratique est expert, mais il ne s’en sert pas pour dominer l’enfant, et il adopte une voie fondée sur l’égalité entre l’adulte et l’enfant (il négocie, il accompagne l’enfant dans des démarches d’autonomie)
♦ le modèle non-directif (ou laisser-faire) part du principe rousseauiste que l’enfant est naturellement bon et qu’il faut que l’adulte s’efface pour le laisser croître comme il l’entend, sans le pervertir

Les conclusions de l’expérience (je zappe celles qui sont plus pédagogiques) sont que, lorsque nous sommes en groupe, notre attitude est très différente de celle que nous aurions si nous étions seuls (et ce, sans que cette différence soit consciente) : il existe un « climat » propre à chaque groupe, et ce climat est totalement le fruit du mode de direction du groupe.

Un groupe n’est donc pas la somme d’individus, mais une entité unie (jusque dans sa désunion – vous le verrez) par sa propre façon de réagir au mode de commandement.

Un groupe dirigé de façon autoritaire sera à la fois apathique et agressif, formé de clans en compétition entre eux, fondé sur la frustration de certains au détriment d’autres qui peuvent se penser supérieurs (parce que désignés comme tels). Les réactions des élèves ne sont que soumission (c’est ce comportement que vise l’enseignant en guise de réponse) ou rébellion (ça, c’est quand il se loupe un peu, ou qu’il a affaire à des gamins un peu plus réactifs que les autres).

Le prof a rapidement des chouchous – ceux qui ne remettent pas en cause son autorité de façon ouverte, voire qui lui filent un coup de main pour l’exercer, en espérant un « retour sur investissement » en termes de bonnes notes ou de calme – et des têtes de turc. Il n’y a pas de place pour la collaboration entre enfants (mais les chouchous peuvent, donc, collaborer avec le prof) et l’enseignant est amené à recourir à la punition pour maintenir son leadership. Dans ce cas-là, les enfants ne montrent pas de solidarité particulière à ceux qui sont punis (ils demeurent passifs).

Les réactions des participants sont le plus souvent infantiles (quel que soit leur âge des participants). Pas de place pour des réactions « libres ». La pression est constante sur les individus – et le malaise aussi. Plus le leader est autoritaire, et plus les relations des enfants sont agressives entre eux. L’agressivité peut aussi être détournée sur l’extérieur (le groupe, soumis à cet affect, est manipulable à souhait : si on lui désigne un exutoire à son agressivité, il y va franco. L’exutoire peut être utilisé si le prof craint pour son leadership : cela détourne l’attention de façon efficace).

En résumé, quand un prof vous dit que sa classe est agitée et agressive, on peut avoir une idée précise de son mode de fonctionnement à lui

Dans le groupe démocratique, l’enseignant conduit les enfants à décider ce qui est à faire, et comment le faire, et il favorise les interactions entre enfants. Il est garant de la non-agression, et joue le rôle de régulateur. L’agressivité est à peu près nulle (ou régulée aussi par le groupe), les relations sont amicales et de collaboration.

Et alors, me direz-vous ?

Il me semblait, à repenser à cette expérience, que toute ressemblance avec la société française et les réactions récentes du clan politique au pouvoir serait, non pas fortuite, mais plus que probable !
Je pense à l’agressivité, bien sûr, mais aussi à la collaboration avec le chef (91% des français approuvant l’état d’urgence et l’annonce faite de la violation des droits de l’homme), à l’apathie générale des gens – qui ne réagissent plus à rien – ou encore à l’indifférence de la plupart des français pour ceux qui se font coincer et empêcher d’exprimer leur opinion, matraquer, emprisonner, assigner à résidence (j’ai lu aujourd’hui, à plusieurs reprises, que c’est « bien fait pour eux »… réaction innommable et dont le ton de cour de récré ne vous échappera sans doute pas).
Se fier à des dirigeants autoritaires (et les nôtres se disant démocratiques, ne le sont pas), c’est se faire manipuler, c’est fonctionner à l’émotif, c’est penser que les autres sont, a priori, le « mal », c’est croire que les choses peuvent se résoudre si on neutralise « l’ennemi » (catégorie fourre-tout regroupant les opposants, fussent-ils pacifistes), et j’en passe.

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Je n’ai bien sûr pas de solution toute faite à cette situation, ni aux dérives fracassantes auxquelles on assiste dans notre chute vers quelque chose de bien noir, mais, à cause de mon métier, j’en reviens toujours à penser que, si solutions il y a, elles sont prioritairement de l’ordre de l’éducation (et pas de n’importe quelle éducation, ma préférence allant à celle qui insuffle l’autonomie de pensée, la liberté, la confiance, la collaboration entre les gens… liste non limitative), de l’ordre de la création (individuelle et collective) et de l’ordre de la réflexion (fondée sur le développement de l’esprit critique, sur une culture et des références mises en perspective, sur le dialogue, sur la maîtrise de la langue, qui permet la maîtrise de la pensée, sur l’apprentissage de la capacité d’argumenter au lieu de beugler…).

Ma réponse personnelle, dans le cadre de mon métier, a toujours été de tenter d’amener mes étudiants à réfléchir, entre eux, collectivement, et par eux-mêmes, à la façon dont ils entendaient incarner (qu’ils deviennent profs ou non) un rôle positif dans la société.

A se poser la question de l’adulte qu’ils veulent être, de l’enfant qu’ils ont été, et de ce qui les a aidés à grandir, ou au contraire, de ce qui les a entravés.

A reconsidérer les solutions toutes faites en éducation, du type punir, gronder, humilier, mettre en rivalité, dominer, ne pas laisser l’enfant mûrir en être libre, diffuser la bonne parole à gober… pour inventer d’autres rapports éducatifs, respectueux, non dogmatiques, civilisés, pour laisser la place à l’individu de grandir, de se développer.

A y apporter leur réponse personnelle, qui n’est pas forcément la mienne. Mais qui, lorsqu’elle est réfléchie – et c’est le cas : les étudiants que j’ai fréquentés se sont toujours prêtés à l’exercice avec énormément de sérieux et d’enthousiasme -, est toujours pétrie d’humanité.

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Ploncke et Replonck

J’ai été très touchée, il y a peu, lors du visionnage de l’excellent film de Yannis et Maud Youlountas : Je lutte donc je suis***, film qui recense l’état des luttes actuelles en Grèce et en Espagne, de la partie du film dans lequel ils montrent, en Grèce, un aspect du combat qui passe, justement, par la pédagogie Freinet.

Par une démarche qui lutte contre le modèle autoritaire (au niveau de l’école, au niveau du gouvernement, au niveau de la vie tout court), que combattait aussi Kurt Lewin, à sa façon.

C’est à l’évidence sur de toutes autres voies que nous allons, autant dans le domaine politique que dans la désastreuse réforme des collèges, par exemple.
Bien sûr, j’ai conscience que cet aspect des choses n’est pas tout le fond du problème. Mais nul doute pour moi qu’il en est un aspect significatif.

En tant que pédago, en tant qu’être humain, je dois dire que cela me renvoie à une sensation d’échec et de tristesse monumentale. Même si je ne baisse pas les bras en terme de transmission, la lutte sera longue et je ne suis pas certaine qu’on me (nous) laisse le temps nécessaire à la mener.

©Bleufushia

*http://www.telerama.fr/idees/bernard-lahire-sociologue-nos-responsables-politiques-ont-tendance-a-refuser-toute-explication,135178.php?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Facebook

** pour ceux qui ne connaissent pas la méthode Freinet, cette vidéo permet une première approche
https://www.youtube.com/watch?v=bwSfuO_4AwY

***BA longue du film de Yannis Youlountas : Je lutte donc je suis
https://www.youtube.com/watch?v=v3Vc5aWkORY