bleu fushia

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Des chiffres et des lettres (9)

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Tende : visiter la vallée des Merveilles (août 2017) ©Bleufushia

Même si je n’ai plus désormais que des vacances éternelles, je me mets en vacances, au diapason de la France qui « existe » encore… Je suis aidée, j’habite dans un endroit où le temps est rythmé par l’apparition et la disparition régulière de foules  plus ou moins dénudées – malgré le panneau à l’entrée du village : Ici, on s’habille !
Alors, je m’offre des parenthèses folles… par exemple, je traînassouille sur le vèbe ! Ouais, aussi longtemps que je veux !

Et j’en apprends des bonnes, qui me scotchent… et me font douiller les neurones.

Vous qui êtes en vacances et qui avez sans doute d’autres chats à fouetter (si tant est que je puisse vous soupçonner de vous livrer à une activité aussi peu politiquement correcte), il vous aura peut-être échappé que l’homme serait, selon une récente étude, constitué en partie de matière intergalactique*.
Ça me fissure menu, ce genre de trucs. Vous imaginez, vous ne lisez pas l’article, et vous ne le savez même pas !

Cela dit, je remarque en haut de l’article que Monsieur Internet, prévenant, m’annonce que la lecture de cette chronique va manger 2 minutes de mon temps. J’hésite un poil avant de me lancer (vous aimeriez bien connaître la durée du poil, je le sens !), puis boostée par ce défi, je perds 1 minute 35 à dégoter sur mon téléphone le chronomètre, pour constater que (vous, je ne sais pas, mais…) MOI, je suis hyper trop top galactique, parce que la lecture ne m’a occupée que 24 secondes et 91 centièmes !

Ecco e vualà, y en a qui auraient dit, à me voir, que j’étais pas galactico moderne, oui, vous, je vous vois rigoler sur les bancs du fond, et ben, chtoc !

Depuis, j’essaie de me représenter mentalement ce qu’est un centième de seconde – pourquoi on ne divise pas la seconde en soixantième- , mais mon esprit gélifie un peu sur la question.

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Continuant à feuilleter mon ordinateur, je m’aperçois que les chiffres nous cernent, et qu’il y a des gens qui passent leur temps à tout mesurer. Moi qui suis littéraire, comme fille, j’avoue que j’ai un peu de mal à concevoir la chose, mais faut de tout pour faire un monde blabla etc.

Le chiffre envahit le monde. Il a sur lui toute l’assurance de celui qui est clair, net, objectif et incontestable (tout ce que je déteste, bien que je sois un peu de l’espace, mais plutôt version « espaces infinis-même pas peur » !)

Ça me rappelle une émission de télé, vue il y a fort longtemps. Un homme expliquait toute une technique compliquée pour comptabiliser le nombre des oiseaux migrateurs passant au-dessus d’un lac africain : au bout de sa démonstration, longue et savante, le présentateur lui avait demandé combien d’oiseaux étaient passés cette saison-là.

Il avait fait une réponse superbe : « trois cent quarante deux mille cinquante deux, gros-so mo-do (en détachant bien les syllabes) ».
Le « gros-so mo-do » me ferait seul apprécier la précision mathématique… mais n’exagérons quand même pas !

Par exemple, continuant ma lecture, je découvre avec horreur que « la concentration en spermatozoïdes du sperme a baissé de 52,4 % entre 1973 et 2011 chez les hommes occidentaux tandis que la quantité totale de sperme a chuté de 59,3 %, selon une méta-analyse scrutant 50 pays ».**

Le 0,3% me ravit !

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Breil sur Roya / feue l’école de musique (août 2017) ©Bleufushia

Ça m’angoisse grave d’un coup… 59,3% !!! vous vous rendez compte ?

Je quitte l’ordi et me jette sur ma revue favorite : je ne m’y suis pas abonnée, et je la reçois gratis, parce que je suis retraitée. C’est cadeau : ça s’appelle « Pleine vie » (des fois qu’on aurait des doutes) et je suis rudement beaucoup infiniment très contente de la lire. J’y apprends comment gérer mon arthrose, assouplir mes articulations, gérer ma succession, et plein de choses tout à fait réjouissantes à gérer (mon porte-feuilles d’actions etc.). J’apprends que je n’ai plus l’âge de vivre, mais seulement celui de gérer (et de contenir des ans l’irréparable outrage, saloperie d’ans à la noix !). PVC ! (Porra de Velhice Chegando !)

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Mitterand pas mort (Sospel août 2017) ©Bleufushia

(la preuve irréfutable, s’il en était besoin, que je bouge encore !)
Il y a aussi une rubrique « chiffres » où l’on s’instructionne dru sur ce qui est tendance : par exemple, je découvre avec émerveillement que 25% des 35-44 ans aiment toujours faire des châteaux de sable à la plage. Enfin des choses chouettes à savoir. Je suis contente qu’il y ait des gens qui enquêtent et font des statistiques sur un sujet de société aussi important.

Je confirme en silence (il y a chaque année, sur la plage, un bonhomme dans ces âges-là, dont je pense qu’il doit travailler au moins chez Bouygues et que son cerveau ne lui permet pas de prendre des vacances pour de bon : il construit, année après année, devant ses fils qui n’en ont visiblement rien à battre, encore moins au fur et à mesure qu’ils grandissent, des pyramides, et encore des pyramides…)
Je me demande cependant si tout le monde est un peu intergalactique, ou seulement certains heureux élus. Et les autres tout connement terriens ?

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Tende août 2017 ©Bleufushia

Je me suis posée la question aussi la semaine dernière.
La canicule sévissait, et mon voisin m’a informé de sa récente lecture (il n’a pas les mêmes que les miennes) disant qu’il fallait arroser copieusement les vieux (merdum, et « Pleine Vie » qui ne m’a rien dit !) parce que, si un soupçon de déshydratation s’installait, le seuil fatal était vite atteint et hop, les deux pieds sur le guidon avant d’avoir pu lire l’article sur la gestion avisée de la succession… Et le sapin et tutti quantique !

La pétoche !!! las grossas boulas, comme dirait mon amie de cœur.

Pour éviter ça, je suis allée faire chauffer mes semelles à la montagne.
Et là, j’ai été sensible tout d’un coup à l’existence de mondes parallèles, dans lesquels la vie semble s’être arrêtée il y a longtemps. Aucun personnage du troisième type, plutôt des fantômes impalpables, vissés sur leurs chaises, silencieux, dans des bistrots aux devantures affaissées…
J’ai photographié au hasard les murs des villages traversés : inscriptions illisibles, mots effacés, silhouettes fantômes dessinées par l’humidité sur les murs, peintures hors d’âge (avec un charme fou, certes), affiches politiques datant de Mitterand, toujours lisibles, chiens silencieux couchés à l’ombre des rues, temps immobile, sonnailles de vaches dans le lointain…

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Osteria della Croce (Tende, août 2017) ©Bleufushia

Au détour d’une rue de T.***, j’ai aperçu un humain, un vieil humain, qui était assis sous une de ces inscriptions en partie évaporée.

Pas totalement certaine qu’il me réponde (le village semblait désert, la plupart des volets clos, le calme des rues parfois troublé par le passage lent d’un chat famélique, aucune occasion de parler ?), je lui ai demandé confirmation de ce que je pensais qu’il y était écrit, et il s’est mis à me raconter sa vie.

Ce monsieur est né italien, il a été à l’école sous Mussolini (« à l’époque où tout ce qu’on apprenait à l’école, c’est qu’il fallait faire la guerre, et moi, je n’aimais pas ça »), puis après la guerre, 99,99% des votants de son village ont validé le fait que désormais, ils seraient français.

Il n’en était pas encore revenu, et a répété plusieurs fois ce chiffre, commentant « vous croyez que c’est possible, vous, 99,99 % ? ». Il m’a demandé si j’avais repéré le nom de sa rue : « celui de l’homme qui a fait que je ne sois plus italien »… là encore, il n’en revenait pas, de la farce que le destin lui faisait en le faisant habiter là, juste là.

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Je rêve, ou il y a un fantôme blanc sous la plaque, à droite ? Saorge (août 2017) ©Bleufushia

Comme il était devenu français, il a dû s’y faire : avec tous les changements que cela imposait (et dont le moindre n’était pas de changer de langue…). Par exemple, ne plus pouvoir passer la frontière sans contrôle vers les endroits de son enfance…
En tant que gamin italien, pendant la guerre – « j’avais 9 ans » – il avait été mitraillé à la cheville, alors qu’il allait ravitailler des maquisards au Lago del Frisson

(le lendemain, alors que je randonnais dans les Alpes italiennes, non loin de là, un homme à qui je demandais le nom du pic impressionnant qui surplombait le chemin, m’a répondu « vous êtes juste au-dessous du Frisson »… j’en ai tressailli… au-dessous du Frisson, quand même, ça vous est déjà arrivé ?)

Plus tard, l’administration française a trouvé que, bien que son pied soit toujours resté fragile et de travers, il était encore assez bon pour aller combattre en Algérie. Nouvelle guerre (genre double peine !).

Il était content, il en était ressorti vivant. Pour bons services rendus, il touche aujourd’hui en guise de « retraite des anciens combattants » la somme mirifique de 0,86 euros par mois. Il a répété ce chiffre plusieurs fois, avec l’air indéfinissable de celui qui se demande où est l’erreur.

L’air d’un pas galactique du tout… frère humain paumé dans un siècle auquel il ne comprend rien. Dans une vallée où on empêche les réfugiés de passer, où on condamne qui les aide à accomplir des démarches légales… se demandant où il est chez lui… se sentant exilé dans un pays qui est censé être le sien. Qu’il le veuille ou non.

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Breil-sur-Roya (août 2017) ©Bleufushia

En le quittant, j’avais la voix nostalgique de Reggiani dans l’oreille : « C’est moi, c’est l’italien… « ****
Et comme un frisson, là, en dessous de moi-même.

©Bleufushia

*https://www.letemps.ch/sciences/2017/07/27/lhomme-serait-constitue-partie-matiere-intergalactique

**http://www.futura-sciences.com/sante/actualites/medecine-qualite-sperme-occidentaux-continue-baisser-43215/

***Tende, devenue française en 1947 (traité de Paris). Comme elle a été créée « à partir d’une partie étrangère », le code 06163 ne correspond donc pas à l’ordre alphabétique. C’est peut-être pour cela que les habitants s’appellent des Tendasques (qui, dans mon esprit sensible aux correspondances sonores, s’entend comme « Fantasques »)

****https://www.youtube.com/watch?v=Po4wLPrUXy8