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Dead or alive ?

Richard Donner vient de mourir. Je n’avais jamais fait attention à son nom, en revanche, je découvre aujourd’hui que c’est grâce à lui qu’une certaine Amérique a été un des fils rouges de ma vie.

En voilà un bref récit, écrit en 2000, 20 ans après la mort de Steve Mac Queen (le « elle » cache la référence très clairement autobiographique).

***

Cette année-là, elle a 9 ans. Ses parents viennent d’acheter un poste de télévision, et l’Amérique pénètre son univers pour la deuxième fois.
La première fois, c’est ce livre, Cochonnet en Amérique, quelques années auparavant. Elle est alors une enfant fragile, protégée par des interdits alimentaires stricts. Que Cochonnet, à la fin de l’histoire, puisse s’acheter une glace dans une « pharmacie », la laisse rêveuse.
Après, quand elle trace à la craie les marelles initiatiques de son enfance, à la place de Ciel, elle écrit Amérique.

A 9 ans, ses semaines passent dans l’attente impatiente de son rendez-vous du week-end avec Steve Mac Queen. Elle raffole du début de Au nom de la loi, ce gros plan sur le bas du corps de Josh Randall, qui met en valeur les reflets sur la Winchester et la démarche calme et implacable du héros, la caméra qui se rapproche, remonte, pour enfin se fixer sur le beau visage, impassible sous le chapeau. Steve devient son idole. Il détrône tout de suite Thierry la Fronde dans son Panthéon personnel. Du chasseur de primes, elle retient surtout le côté justicier.

Cette année-là, elle fait déjà ses classes au conservatoire de la ville voisine. Elle y apprend le piano classique, elle travaille sérieusement. En apparence seulement, elle est une petite fille soumise. A l’intérieur, déjà, elle bout.

Après ses gammes, elle martèle la musique du générique, à deux mains, très fort, en utilisant bien le poids des avant-bras, comme dans le jeu puissant que lui apprend son professeur russe. Le « do dooo… lab fa lab rééé… do dooo… lab fa lab doooo… » vengeur lui permet de supporter la cruauté de l’univers, en l’occurrence celle de ses parents.

 

Dead or Alive ? C’est alive, avec énergie.

Deux ans après, elle rentre en 6ème, apprend l’anglais, se désintéresse immédiatement de l’Angleterre, qu’elle trouve sans sel, et découvre que Queen veut dire reine. Elle ne comprend pas. Pour elle, c’est un roi.

Plus tard, elle a quinze ans.

C’est le temps des premières amours. Il s’appelle Jean. Il l’a invitée chez lui, pour suivre avec elle en direct l’alunissage d’Armstrong. A part eux, la maison est vide, elle ne se rappelle pas par quel hasard, elle sait juste qu’elle découvre aussi la lune entre ses bras musclés, ce joli soir d’été, sous ses caresses maladroites. Il lui cuisine une banane flambée. Il met Satchmo sur le tourne-disques et il l’embrasse avec la langue, les mains sur ses petits seins pointus. Sur la bande-son de sa mémoire, leurs baisers d’alors s’entremêlent pour toujours à la voix rauque et chaude de Louis. Elle entend du jazz pour la première fois.

Emue, sur ce canapé en skaï rouge, elle trouve la musique renversante. Elle décide que cette nuit-là est celle de sa naissance.

Classical music is dead !

Elle range définitivement Bach et Liszt. Dans sa nouvelle existence de femme, elle sera swing, ou rien.

Satchmo

Un an après, elle rentre dans un lycée de jeunes filles, où jupe et blouse sont obligatoires. Elle travaille sérieusement et son excellence scolaire lui permet de justesse d’éviter les sanctions lorsqu’elle met sa blouse à la poubelle, pour ne plus porter que des surplus de l’armée américaine. A la télé, la guerre au Vietnam s’invite tous les jours à table. Elle passe tout son temps libre avec son boy friend du moment.

Maintenant, il s’appelle Pierre, il a les cheveux longs et en bataille, bien sûr, et une tunique indienne bleu turquoise sous sa salopette rouge. Il est plus beau qu’un roi. Ils sont pour l’amour, pas pour la guerre. Avec lui seulement, elle s’appelle Suzanne, elle est « à moitié folle, et elle n’a plus peur de voyager les yeux fermés ». C’est lui qui lui a offert cette belle affiche d’Angela Davis, à la coupe afro, qu’elle a punaisée au mur de sa chambre. Elle la regarde en écoutant en boucle, à tue-tête, la voix de Janis Joplin, et sa version déchirée de Ball and Chain.

Elle déteste ses parents, leur culture bourgeoise, la petite ville portuaire grise où elle poursuit ses études, la vie étriquée qu’elle y mène, où tous les jours sont «the same fucking day, man ! ».
Faute de pouvoir modifier la couleur de sa peau, elle décide de se faire friser.

Encore deux ans et elle est en terminale. Elle lit Wilhelm Reich, La fonction de l’orgasme.

Ses lectures sont thématiques, choisies chez les plus provocateurs. Comme Henri Miller, dont elle dévore, allongée sur le sable d’une plage de nudistes, la Correspondance passionnée avec Anaïs Nin, elle veut « aller au bout de chaque route ». Elle lit Sexus, qu’elle a choisi pour son titre, pour la réputation sulfureuse qui s’en dégage. Elle continue avec Plexus et Nexus.
Elle décide qu’on ne lui mettra pas la bague au doigt. Elle n’épousera jamais. Elle s’y tient. L’amour, elle ne le conçoit que « fruste et nu, sauvage et libre », débridé et sensuel. Quant aux mots pour nommer les choses du sexe, elle apprend à les aimer crûs et sans faux-fuyants.

Cette année-là et les suivantes, pendant que sa mère s’enthousiasme naïvement pour le monde sucré des comédies musicales américaines, elle écoute Mingus et ses Fables for Faubus, Coltrane, Miles, et encore Miles. La culture est pour elle revendicative, forcément underground. C’est de l’Amérique que souffle cette subversion qui fait pulser son coeur.

Elle écrit en rouge ou noir sur les murs de sa chambre des phrases, des assertions tirées de ses lectures et jetées à la face de ses parents, transformés pour l’occasion en symboles de l’oppression. Comme « Une société qui abolit toute aventure fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible ». Ou

« S’ils veulent m’atteindre maintenant derrière mes retranchements, il faudrait que ce soit avec une balle ».

Ou, en très gros, le « DO IT » de Jerry Rubbin. Il n’a pas encore été dévoyé par la publicité. Il est encore puissant appel à une liberté sans entraves.
Elle a été trop jeune au moment de « On est tous des juifs allemands », elle les a assez regrettées, ces petites années qui l’ont fait passer à côté de ce mois de mai.

Elle transpose le slogan, « On est tous des noirs américains », c’est ça qu’elle revendique. Elle se passionne pour les Black Panthers. Elle rajoute sur son mur le « Black Power » accompagnant le dessin sommaire d’un poing brandi, et la photo de Malcolm X vient rejoindre celle d’Angela.

Eldridge Cleaver et les Black Panthers

Elle lit et relit les Frères de Soledad. Georges Jackson devient son grand frère d’élection. Elle a presque le même âge que lui. Du quartier de haute sécurité où il est enfermé pendant onze ans pour presque rien, il dit des choses qui la bouleversent. « Je suis vivant, je dois être le mort le plus récalcitrant de l’univers », c’est ce qu’il écrit juste avant de mourir assassiné dans sa prison même. Elle voit tout en rouge sang. De l’autre côté de l’Atlantique, elle se sent semblable à lui, elle est également, comme dans un des slogans de mai 68, « un mort-vivant de l’occident pourri ».

Elle est toujours en terminale. On condamne Angela Davis à mort. Prévert la défend en parlant de « l’horreur stupide, blême et quotidienne ». C’est la société tout entière qui est pour elle imbécile et blafarde. Elle en aime encore plus Prévert, même s’il n’est pas américain. Finalement, Angela est libérée. Elle n’aurait pas supporté qu’on la tue, quelque chose en elle en serait mort aussi, c’est ce qu’elle pense.

Elle a 18 ans, elle choisit philo à la fac. Marcuse est son auteur de chevet. Elle reprend à son compte sa dénonciation de la société qui réprime le désir. Ses théories se mélangent dans sa tête avec celles, pourtant très vieilles, de Thoreau, qui prône la Désobéissance civile.
Son chemin est tracé par ces mots et ces pensées, plus réels que tout.

On est aujourd’hui, des années ont passé, et elle en est à l’âge où on commence à dire des choses comme « je me souviens, il y a quarante ans »… Ça lui est très étrange, elle ne parvient pas à sentir la réalité de ces années qui la séparent de sa jeunesse. Ou qui la relient, plutôt. Le passé a parfois plus d’acuité que certains moments du présent.
Son fils passe la voir un soir, il revient d’une manif.

Il s’appelle Pierre, il a les cheveux longs et emmêlés, et une tunique indienne bleu turquoise sous sa salopette rouge. Il raconte avec gravité son engagement, la lutte, la solidarité, le piquet de grève où il faut qu’il retourne, vite, pour rejoindre les camarades. Elle écoute ses mots enflammés avec tendresse.

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Référence aux émeutes dans la prison d’Attica, en 1971

Ce soir-là, après son départ, elle remet encore Attica Blues, l’album d’Archie Shep, du nom de la prison. Les notes incandescentes de son saxo déroulent le Blues for brother Jackson.

Plus tard encore, la musique d’Archie Shep s’est éteinte.

Elle est restée longtemps immobile.

Sur la table basse, Télérama fait sa couverture sur les vingt ans de la mort de Steve Mac Queen.

Elle ouvre son piano, en caresse en silence les touches blanches et noires, surtout les noires, celles du blues.

Puis naissent des notes, de ses deux mains, portées par toute la force de ses avant-bras, « do dooo… lab fa lab rééé… do dooo… lab fa lab doooo… ».

Dans ses veines de femme coule toujours le même fleuve rouge de révolte et de désir.

Alive, elle est alive.

©bleufushia

 

 

 

 


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le mystérieux dessous des choses

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Comme vous, je mange dans une assiette. Jusque là, je n’y avais pas prêté la moindre attention. A l’assiette, je veux dire.

C’est une assiette banale, blanche, toute simple, bordée de deux liserais au bleu marine un peu terne, au milieu desquels sont disposées, à espace régulier, huit fleurs bleues sans tige, à six pétales chacune, au dessin presque enfantin, au trait un peu guindé. Chacune est entourée de deux trèfles à 3 feuilles. Je le sais, je viens de compter.

Autour, une vague froissé de la porcelaine forme une bordure discrète évoquant vaguement du raphia.

Le tout est sobre, sage. Sans fantaisie, sans chichis, strict.

Aucune trace  de fantaisie. De la vaisselle de tous les jours.

De la vaisselle solide, telle qu’on la faisait à l’époque.

D’ailleurs, les assiettes ont résisté et dépassé le demi-siècle d’existence.

Je mange dans ces assiettes depuis mon enfance, et c’est la première fois que je les regarde.

Je veux dire, que je les regarde vraiment.

Ainsi en va-t-il, sans doute, de tous les objets qui entourent les rituels quotidiens.

Pourtant je me souviens avoir aligné sur leur bord des pâtes alphabet, il y a fort longtemps de cela.

Mais c’était l’écriture qui m’intéressait alors, et la maîtrise des lettres qui allait me fournir le viatique pour d’autres mondes, moins quotidiens.

Et pas une seule fois je n’ai porté la moindre attention au support.

En les regardant aujourd’hui, j’ai la conscience de me livrer là à une activité totalement sans intérêt, comme peuvent en avoir, j’imagine, les gens de mon âge qui ont le temps de se consacrer à rien. Et qui le perdent en rêveries sans objet.

Une assiette, en vrai, ça ne se regarde pas.

Si je mange depuis longtemps dedans, c’est que j’ai hérité de la maison de mes parents, et que j’ai gardé leur vaisselle.

Et parce que, chez moi, il était de tradition de ne rien jeter, je n’ai pas éprouvé le désir de m’en séparer, pas plus que de la table et des chaises de cuisine en formica verdâtre, et des chaises du salon au design maintenant improbable.

Aujourd’hui, j’ai poursuivi mon observation minuscule, et j’ai eu l’idée de regarder l’envers de l’assiette.

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Regarde-t-on le dessous des choses ? Je ne connais personne qui le fasse. Pour moi, c’est une grande première.

Parfois, je pense que je vieillis vraiment.

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Toulon ©bleufushia

Bien sûr, il y a une inscription, dessous.

Ecrite en trois lignes, en bleu, avec trois polices différentes.

Keradur

Oxford

Made in Brazil

Oxford est mis en valeur, au centre, écrit droit, et souligné.

Les deux autres lignes sont incurvées, comme des paupières autour d’un oeil, Made in Brazil en majuscules.

Il y a une certaine recherche dans la présentation.

Le mélange des trois indications me laisse perplexe.

Keradur, ça fleure bon la Bretagne. Personne ne devant s’appeler Dur, on peut penser à un message subliminal. Genre « La maison du dur, pour des assiettes qui durent ».

Oxford : peut-être un fabricant breton qui ne voulait pas se fâcher avec les voisins d’outre-manche, pour pouvoir conquérir le marché anglais. Mais la référence m’intrigue : est-ce que ça serait des assiettes qui visaient un public d’intellectuels ? Bien que cette idée soit totalement absurde, j’avoue qu’elle me fait sourire. L’association d’assiette avec intello, comme s’il se contentait forcément des seules nourritures de l’esprit.

Le Made in Brazil me paume. Aucun brésilien n’écrirait Brazil avec un « z » . Et aucun brésilien n’exporterait d’assiettes sans perroquet, ananas, papaye, couleurs vives, et autres imageries exotiques.

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je ne retrouve pas l’auteur de cette merveilleuse illustration

Cela m’évoque presque L’inventaire de Prévert, il manque juste une quatrième ligne avec des ratons-laveurs.

Mais qui s’essaierait à la poésie énumérative au dos d’un jeu d’assiettes premier prix ?

J’imagine qu’il doit y avoir une raison à avoir juxtaposé ces trois éléments sans lien apparent entre eux, pour une inscription qu’un acheteur sur mille risquait de lire.

Mes parents, d’ailleurs, l’ont-ils lue ? Si oui, cela a-t-il joué sur leur décision d’achat ?

Je n’ai aucun indice sur la question.

Dans ce cas-là, le mélange leur a sans doute plu (je suis moi-même une bâtarde, issue d’un mélange de six nationalités en seulement deux générations. Pas de sang pur dans mon histoire, et j’aime ça).

Mes parents habitaient ce qui était à l’époque un petit village. Ils n’étaient pas motorisés, et ils étaient prudents et méfiants : ils n’auraient certainement pas acheté des assiettes par correspondance. Par crainte de la casse possible.

Ils n’étaient pas aventuriers pour un rond.

J’ai retrouvé une lettre de mon père, adressée à une société de vente par correspondance, un peu avant ma naissance, et avant l’achat des assiettes.

IL l’avait donc écrite à la main et recopiée pour en conserver un double (dont j’ai hérité).

Dans le français extrêmement stylé qu’il employait, il déplorait « vivement » qu’on lui ait envoyé deux vis et trois boulons, là où il avait demandé clairement trois vis et deux boulons.

Il réclamait qu’on lui envoie séance tenante le boulon manquant, tout en précisant qu’il était hors de question qu’il retourne la vis excédentaire, son interlocuteur le comprendrait aisément.

Il concluait son courrier par une note amère : il déplorait avoir perdu, au passage de cette commande ratée, toute sa confiance dans la vente par correspondance, et on ne l’y prendrait plus.

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une image trouvée dans un tiroir… (étonnant que ma mère ait conservé cela)

Donc, les assiettes ne peuvent venir que du marché hebdomadaire du mardi.

Forcément.

Comment des assiettes venant de la Bretagne profonde, via Oxford, tout en étant fabriquées dans une Brésil de pacotille, pouvaient, en ces temps de commerce de proximité, aboutir sur un marché de Provence ?

C’est un mystère épais dans lequel je m’abime depuis ce matin, sans réussir à trouver le moindre sens à ça…Mon enquête est au point mort.

Le soir est là, je remets l’assiette à l’endroit, avant de m’y servir la modeste soupe du soir. Je la regarde en mangeant. J’aime qu’elle ne soit pas ce qu’elle a l’air d’être. J’aime que sommeillent en elle mes incertitudes sur sa nature.

Mais je ne lâche plus l’affaire. Résoudre de menues énigmes sans enjeu aucun me ravit. Comme le fait de me demander pourquoi le mot menu peut désigner deux choses sans rapport selon qu’il est nom ou adjectif.

Keradur, quand même…

©bleufushia


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L’autriche en sous-marin

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Du bois dont on fait les chênes (-liège) Photo ©bleufushia

Différents hasards (je sais qu’il n’existent pas) me remettent depuis quelques jours sur la trace de mon grand-père.

Comme la période étrange que nous vivons me prive de mes mots – d’une façon qui me semble parfois définitive -, et que mon blog se décolore au fil de mon absence, j’ai cherché pour vous une tentative de portrait, que j’avais commis il y a déjà de nombreuses années.

Des mots anciens pour une mémoire qui se ravive.
Voilà, donc.

Dans la famille paternelle, je demande le grand-père

Son insignifiance aux yeux de ma famille, y compris à ceux de son propre fils, mon père.

Son enfance en quelques rares images : orphelin, petit berger corse, pieds nus dans le maquis.

Mon impossibilité totale à l’imaginer jeune et encore moins pieds nus.

Sa première paire de chaussures à dix-huit ans. Ses yeux embrumés à cette évocation. Mon sentiment d’enfant d’un récit incongru.

La fin des repas de famille, quand il avait un peu bu. Il se levait pour entonner « O mazzolin di fiori ». Je croyais que c’était du corse. Je ne connais que le début de la chanson. Il s’interrompait toujours, parce qu’il pleurait. Je pensais qu’il pleurait parce qu’il avait bu.

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Silvana Mangano – Riz amer

Mon émotion, il y a quelques temps, au détour d’un film, de découvrir que la mélodie corse qu’il chantait est en réalité une mondine, un chant de paysannes piémontaises.

Ma grand-mère, piémontaise, est morte à l’époque de ma naissance.

Retraité de la Marine, très jeune, peu après la guerre de 14, il a passé le reste de sa vie à jouer à la pétanque et au rami. Sa façon de raconter d’anodines conversations de comptoir qui se concluaient toujours par les mêmes mots : « Alors, il m’a dit : Monsieur Gouliole, vous avez raison ! ».

Mon léger mépris quand il disait ça.

Ma vague fierté maintenant quand, dans mon travail ou ailleurs, d’autres me disent que j’ai raison, comme le résultat d’une invisible filiation presque inscrite dans les gènes.

Les récits invraisemblables dans lesquels il s’enferrait : « Il y a une ville grecque en Corse », « Je suis allé en Autriche en sous-marin ». Toute la famille, moi y compris, se tordait de rire en se vrillant la tempe dans son dos.

Mon étonnement, beaucoup plus tard, en visitant Cargèse ou en découvrant, au hasard de mes études, que Trieste, port dans lequel son sous-marin était basé, appartenait alors à l’Empire Austro-Hongrois.

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On dirait un poisson, non ? Pour un sous-marinier, ça le fait un max

Les trois médailles qu’il avait gagnées à la guerre. En bonne anti-militariste, je les ai accrochées, depuis longtemps, au mur des cabinets. Au dos de l’une d’elles, cette inscription : « La grande guerre pour la civilisation ».

Mon impossibilité idiote d’envisager mon grand-père, analphabète, luttant pour la civilisation.

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Ma sensation d’étrangeté devant sa silhouette de petit bonhomme presque sans cou, le couvre-chef bien enfoncé, le visage rougeaud, ridé, assez inexpressif. Le sillon laissé par la casquette enlevée.

Mon angoisse terrible à la naissance de mon fils. Pendant ses deux premières heures, il avait la tête de mon grand-père.

L’odeur tenace de pipe froide de son appartement.

Le borsalino qu’il mettait les jours de fête.

Les cent quatre vingt sept caleçons de flanelle que j’ai découverts avec stupeur dans son armoire, à sa mort. Ma perplexité pour m’en débarrasser.

Les pièces de 50 francs en argent (impression limitée) qu’il m’avait gardées et offertes. Mon émerveillement d’enfant devant la taille des pièces et leur aspect brillant. Ma sensation subite d’être millionnaire.

Les cataplasmes à la moutarde qu’il s’appliquait sur les endroits douloureux. L’idée persistante, en le regardant, que mon grand-père était né au moyen-âge.

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Les dernières années, le marteau qu’il gardait toujours à portée de main, sur la table de sa cuisine, résultat de son unique passage, à l’âge de quatre-vingts ans, chez un médecin. Ce dernier avait testé ses réflexes et mon grand-père en avait déduit que c’était une thérapeutique.

Sa façon rayonnante de se soigner devant nos yeux en se donnant des coups de marteau là où il avait mal.

Son insistance pour que sa fille, atteinte d’un cancer en phase terminale, adopte ce mode de soin, seul susceptible de la sauver.

Sa tentative de soigner définitivement sa propriétaire, venue récupérer le montant du loyer.

Sa fugue de l’hôpital psychiatrique où cet acte l’avait entraîné.

Le lieu où on l’a retrouvé, très loin de là, à côté d’un site de la Marine Nationale. Tout à fait confus, nu et répétant en boucle qu’il ne savait pas pourquoi, mais qu’il lui fallait aller au fond de l’eau.

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Photo ©bleufushia

Ma passion pour les fonds marins.

Mon dernier héritage de lui : la tasse rose et jaune, porcelaine grossière en imitation panier tressé, avec soucoupe assortie, dans laquelle je prends mon café du matin.

Mon insondable tristesse quand je l’ai cassée, il y a deux jours.

©bleufushia

What do you want to do ?

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Quand 2020 est tiré, il faut le boire

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Digression (je l’annonce d’emblée, comme ça, vous êtes au courant)

Vingt dioux, vains dieux, merdum, s’il y a UN truc important dans l’année, qui se passe précisément le premier janvier, c’est le concert du nouvel an à Vienne !

Et je l’ai encore loupé…

En fait, ça fait des années que cela m’était complètement sorti de la mémoire. Depuis la mort de ma mère. A laquelle je me suis enfin autorisée à zapper ce truc de ma vie.

Va savoir pourquoi aujourd’hui, ça me revient.

Incroyable tradition, non ? Et sortie d’où, palsambleu ? Au 21ème siècle, en l’an 20, quel fantôme du pithécanthrope continue encore à programmer le concert du nouvel an à Vienne ?

Le même, sans doute, qui nous fait revoir, année après année Le père Noël est une ordure.
Y en a qui ont de la constance sur la lucarne.

Mon enfance a été rythmée par ce rendez-vous « im-man-qua-ble », du moins pour mon autrichienne (de vie) de mère.

Pour elle, café bouillu, concert loupu, année foutue !

Pour moi, le truc, imposé à moi seule, la punition du premier janvier (aucune de mes amies de l’époque n’a jamais vécu avec, comme amer inamovible, ce rendez-vous télévisé improbable. Moi oui !)

Et vous, ça vous dit quelque chose ? Ah, vous voyez, je vous le disais !

Une fois par an, ma mère osait verbaliser explicitement LE rêve de sa vie : que sa rejetonne – moi, ici présente, quoi – un jour, danse la valse sur du Strauss, habillée comme une reine, à la cour de Vienne, avec une coiffure à anglaises.

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Elle me rêvait en Sissi impératrice, personnage prestigieux qui condensait l’image idéale qu’elle se forgeait de son pays abandonné pour toujours. Sissi, le pied léger et silencieux, virevoltant et froufroutant dans des salons luxueux et baroques.

Gamine, j’ai été confrontée à cette image projetée, impossible à atteindre, et d’une étrangeté totale.

A minima, je ne pouvais pas couper au pensum de l’écoute – les plom plom, c’était long ! – et de l’admiration devant les fastes et la musique, ni aux larmes d’émotion que cela tirait à ma daronne.

J’ai craqué à 12 ans. Refusant tout net l’inscription à un cours de danse, proposition qui en découlait, dans l’idée de faire de moi, enfin, une vraie Mädchen.

Cette année-là, le grand-père d’une de mes copines d’école, d’origine autrichienne aussi, a reçu le prix Nobel, et mon amie s’est retrouvée valsant avec son grand-père, pour la cérémonie de remise du prestigieux prix.
Ma mère a vécu ça dans une sorte de délire : si la copine pouvait faire ça, fille d’une autrichienne hors les murs comme elle, moi aussi. Y avait aucun doute.

Plus moyen de couper à mon destin !

Sauf que je n’avais pas de grand-père prix Nobel, et que ouf ! l’horreur de la situation vécue par Poppi (c’était son nom, « petite poupée ») m’a été épargnée.

A partir de là, j’ai affiché une maladresse physique, en partie feinte, visant à décourager tout géniteur sérieux d’envisager pour moi une carrière de danseuse, et j’ai commencé à refuser, aussi, de me coller sagement devant le concert en question. Par où passe la rébellion, on ne peut pas prévoir. Pour moi, c’était le pauvre Strauss et la mesure à trois temps qui en ont fait les frais !

Pendant de nombreuses années de ma vie d’adulte, alors que je ne vivais plus sous le toit familial, le premier jour de l’an a été marqué par un coup de fil de ma mère, le matin, tentant de me persuader de regarder le concert, et l’après-midi, par un deuxième coup de fil où elle me faisait part de son incompréhension totale devant mon indifférence et la trahison de mes origines : comment pouvais-je être fille d’autrichienne, pays d’exception s’il en est, et refuser à ce point-là les valeurs de base ? ça lui était inconcevable.

Autant que le fait de ne pas me rendre compte que, ce faisant, je faisais injure à tous les illustres personnages connus et admirables qui étaient autrichiens.

J’ai ainsi eu droit à Schwarzyenegger, Fred Astaire, Heidi, Hedy Lamar, Romi Schneider, et même Woody Allen. Et j’en passe.

Quoi, tu veux que je devienne comme Schwarzy, je lui demandais pour la faire redescendre…

J’ai toujours été un poil provocatrice.

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collage bleufushiesque à l’arrache

Ses fantasmes avaient beau se heurter à ma réalité terrienne, à la maladresse de mon corps très tôt grandi façon grande duduche, à ma passion ostensible et réelle pour le jazz (très jeune, j’étais déjà jazzy à donf), et à mes cheveux coupés (par elle, d’ailleurs – incohérence due à sa propre histoire difficile de féminité) à la garçonne – alors que, toute petite, je connaissais déjà les légendes autour de la coiffure de Sissi : 5 kg de cheveux qu’on mettait trois heures par jour à lui coiffer, et sa phobie des cheveux morts, qui déclenchaient en elle des angoisses insurmontables -, le rêve de moi valsant était le plus récurrent, surpassait toute réalité, elle le kiffait un max.

Et elle n’a pas lâché l’affaire jusqu’à sa mort, alors qu’il aurait été évident, pour n’importe qui d’autre, qu’avec moi dans le rôle, c’était le casting foireux par excellence, le pari perdu dès le début. Mais pour elle, une sorte d’espoir absurde qu’un jour, je ferais enfin ce pour quoi j’étais venue sur terre.

En tout cas, pour moi, quand retentissait enfin la Radestzky march, qui termine invariablement le concert, l’année pouvait enfin commencer.

J’allais me mettre à mon piano sans un mot, signe évident que, pour moi, c’était la musique, et pas la danse. Et point final. Je me rappelle que je commençais toujours, à ce moment-là, par un des premiers morceaux que j’ai su jouer, une danse russe plus ou moins authentique, marquée par une basse d’une raideur et d’une rudesse réjouissantes, qui me semblait le summum du bolchévisme.
En guise de message « plus subliminal que ça tu meurs ».

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2020

En fait, j’étais partie aujourd’hui, en ce premier de l’an, pour dériver dans ce billet autour de l’année 2020, et dès que j’ai pris la plume, je suis encore partie ailleurs. Damned !

Pourtant, je voulais vous causer…

…des homonymes de vingt, et particulièrement de la conjugaison de vaincre (je vaincs, tu vaincs, il vainc, vous vainquez…) qui m’a dissuadé jusque là de vouloir vaincre quoi que ce soit (à commencer par les pas de la valse).

…de 20 et 20, qui ne font pas quarante, pour le coup (mais on s’en fout comme de l’an quarante).

…de la quarantaine qu’on frise et et la vingtaine sur la capillitude de laquelle on sait que dalle

…des quarantièmes rugissants qui me font me demander si les vingtièmes miaulent .

…de la permanence du vingt (pourquoi vingt et pas trente?) dans les jurons : vingt rats, vingt dieux la belle église, vingts bleus (les mêmes dieux, mais « incognito », pour ne pas avoir l’air de jurer), vingt étant apparemment l’équivalent de « maint » en opposition au dieu unique…

…des dates comme des heures-miroir : ces chiffres doubles qui, quand on les croise, signalent indubitablement la présence d’un ange gardien ; celui de 20 h 20 vous met en garde devant un souci imminent, en rapport avec votre précipitation dans une décision quelconque. C’est en quelque sorte l’ange de la procrastination : méfiez-vous et soyez indépendant, qu’il vous dit… Quand l’heure miroir est une année, alors, gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche !

…du principe empirique de Pareto, qui me semble d’actualité : 80 % des effets sont le produit de 20 % de causes, et la réalité comprend aussi un excédent à ces 100 %, qui est la « zone de risque, qui dépasse les capacités d’analyse » (on s’y croirait, non? Les 80 années à venir vont être le pur produit des 20 premières, et on est plein pot dans la zone de risque, dans une absence de capacité d’analyse des bougres qui font le monde qui est juste sidérante)

…de la symbolique numérologique du 20, qui indique le changement (si seulement!), la carte du jugement en tarot, et tutti frutti.

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Centenaire

Mais finalement, à cause de Strauss et de l’histoire familiale, à cause de la danse, à cause de ma tante préférée (née cette année-là), je vais plutôt retenir que l’année qui commence est le centenaire de 1920, des débuts de l’aviation, des années folles, du « plus jamais ça » (tiens, c’est pas ce que se disent beaucoup de français après le discours apaisant du misérable micron ?), du jazz en France, du charleston, des revues nègres, de Joséphine Baker, de ses bananes et de sa remarquable et indépendante façon de tracer sa vie, de la première jupe au-dessus du genou, de la libération des moeurs…

L’année qui commence, en résumé (t’avais besoin de tout ça pour en arriver là ? Ben oui, sorry), je nous la souhaite dans l’esprit du centenaire (bientôt mon âge) : jazzy, folle, balayeuse de toute la morbidité qu’on vient de subir, celle dont les puissants saupoudrent le monde, et futile, combative, gaie, improductive, non performante, foutraque, artistique, solidaire, sans peur.

Je pense à Totor et à « Ce siècle avait 2 ans, déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ». Et l’association qui me vient (comment naissent les associations dans ma tête, je ne sais pas, désolée, c’est out of control) est celle du minus casseur qui se la jouait Jupiter, au début de son règne, et de l’urgence qu’il y aurait à le dégager fissa avant qu’il ne casse tout, maintenant que le siècle a 20 ans. Sans attendre plus.

Et si le krach boursier qu’on nous annonce venait, mieux que celui de 29, à bout du capitalisme, qui c’est qui serait aux anges ?

Bibi !

Allez, les gens, on ne lâche rien, ok ?

Et on œuvre ensemble à un monde moins merdique ?
Un monde où les enfants puissent encore approcher la mer, la nature, et toucher du doigt leurs rêves gratuitement, et sans danger.

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Je vous embrasse.

Et fuck la valse, et vive le tango !

 

©bleufushia


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Saint Glinglin, prochain arrêt

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Alexis Solis si les super héros vieillissaient

Début juillet, c’était mon anniversaire.

Un âge un peu à la con. La période où on commence à désirer que les anniversaires n’existent plus.

Un âge très à la con, même, de mon point de vue ! de ceux qui ressemblent à une démarcation abstraite, mais lourde de conséquences, entre l’avant et l’après.

Et ce, en pleine canicule.

J’ai donc fait la grand-mère modèle, je me suis fait arroser par mon petit-fils, pendant qu’il évoquait le moment futur où je serai « très disparue », et la peine que cela lui fera.

Pour le moment, je l’ai rassuré, je ne suis pas encore disposée à être « très disparue » (encore qu’en tant que retraitée, je sois clairement – et normalement au demeurant – disparue des radars professionnels, et reléguée au rang de fardeau et de parasite encombrant pour la société par les politiques, qui ont comme seul avis à mon sujet que je coûte un pognon de dingue pour rien, alors que je pourrais dégager du milieu si j’avais un tant soit peu d’élégance).

Donc, encore là, la vioque, sans être forcément apte à affronter ma « propre contemporanéité » (comme ils disent dans le poste). Ça, je ne lui ai pas dit pour ne pas l’angoisser.

Mais contemporaine de quoi, au juste, à part, vaguement, de moi-même ?

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Michel Serre évoquait à la radio, dans sa dernière interview, juste quelques jours avant sa mort, la disparition de 35000 mots depuis la dernière édition du dictionnaire de l’académie française, et parmi ceux-là, des 93 mots qui permettaient de décrire l’ensemble et les détails de la façade de Notre-Dame. En expliquant comment ce qu’on ne peut plus nommer perd d’abord de sa réalité, puis de son existence. Pour Notre-Dame, quelque chose de presque pire qu’un incendie.

Ça m’a fait penser à cette vieille maison auprès de laquelle je suis passée maintes fois. Sur le mur, l’inscription « rayon de soleil » est devenue « rayon de so », « rayon de », « rayo », avant de disparaître complètement, et de laisser la place, instantanément, à du neuf, comme si la disparition du nom seule avait fait s’évanouir la maison.

En fait, je rentre dans un âge qui n’est pas bien défini, ni même clairement nommé, qui n’a pas un statut précis, où on est relégué en dehors des cadres, de la vie et des clous (mais, les clous, je sais pourquoi, un pote m’a dit que j’étais toujours hors des clous, cause que j’étais pas fakiresse, ceci expliquant cela)…

En cherchant à quelle catégorie je suis censée émarger maintenant, je suis tombée sur un os. Personne n’est d’accord sur les mots, justement.
Je suis façade de cathédrale !!!

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Je me suis documentée, assez fascinée : je ferais désormais, paraît-il, dans la seniorescence. Bigre, bougre et cancrelas ! Quelque chose de la fluorescence, sans le fluo, quoi ! Même pas de quoi scintiller dans le noir.
Genre truc qui en impose, mais non…

« Ne qualifions pas d’âgée une personne avant que son décès ne soit proche », dit cependant un monsieur précautionneux dont j’ai zappé le nom.

Ouf ! D’accord, mon gars. Est-ce que c’est la personne elle-même qui se qualifie toute seule d’âgée ? Ou sinon, comment on détermine la chose, sans avoir l’air pousse-au-crime et prédateur d’héritage ? Et combien de temps avant le décès le stade de vieillitude se déclenche-t-il ? un jour ? une semaine ? un mois ? un peu de précision, que diable ! Est-ce que l’âge du décès a un rapport avec l’âgitude ?

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Bon, procédons par ordre : je ne suis plus la « ménagère de plus de cinquante ans » (bien que j’aie toujours plus de 50 ans – mais cesse-t-on d’être ménagère, même quand on ne l’a pas été ?), pas une « vermeille », qui n’existe plus (c’est dommage, c’était bien, un nom de métal précieux – « merveille, un réveil vermeil ! ») et plus totalement une « silver » (les vieux aux tempes blanchies qui ont encore des pépettes, cibles de la silver économie), ni une senior – alors que, pourtant, dans « seniOR, il y a de l’or ». Et puis, senior voulant dire plus vieux, se pose tout de suite la lancinante question : plus vieux que qui ? J’hésite aussi entre le troisième et le quatrième âge (selon qui classifie ; certains mettent le début de la senioritad à 45 ans !) sans être non plus une « personne intemporelle », nouvelle catégorie assez pratique pour désigner un no man’sland de rien du tout après l’âge où l’on est exploitable. Je suis mûre, mais pas encore totalement blette.

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blog de togram

Quelque part, perdue entre la trottinette et le déambulateur. Juste avant le monte-charge dans l’escalier. Une à qui on laisse la place dans le bus, en tout cas. Une dont le corps commence à être « élastiquement rigide ». Et qui a du mal à « réorganiser ses journées », la pauvre.

L’être que j’ai été, qui s’est façonné au cours des années, de l’expérience, du travail sur soi, paraît émarger maintenant aux abonnés absents, au profit d’un truc zarbi. Je suis « inactive », « retraitée » et j’en passe.

Juste plus du tout ce que j’étais, par un tour de passe-passe en traître : une date fatale et hop, dans la fosse !

Que du bon, bien positif, bien réjouissant…

Pourtant, j’ai été win win, et plutôt « street qu’antique » (une question que me pose ce jour le magazine que je feuillette mollement – pas quantique pour un sou), et si je vais vers la stase et le has-been, c’est avec le souvenir encore présent de la mobilité.

Et comme disait l’autre, je ne suis pas vieille, je suis expérimentée.

Ha ha !

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Deab bradshaw « golden years »

Ce fameux jour d’anniversaire, les réseaux sociaux ciblés m’ont abreuvée de publicités ciblées. D’infos, d’articles : j’aurais voulu ignorer dans quel état j’erre, que ça aurait été impossible. Y en a de plus en plus, de ces pubs qui vous traquent, jusqu’à la gerbe !

Je me demande qui finance cet acharnement à mettre l’internaute devant sa réalité, bien dans la case qui lui correspond. Qu’est-ce qu’ils y gagnent, à « désespérer Billancourt » ?

Deux m’ont marquée : la première me suggérait d’acheter un bracelet électronique pour que mes proches puissent me localiser. A mon âge, c’est clair que je candidate directos à Allzheimer ! Et que ce serait bien aimable à moi de faciliter la vie des générations suivantes (je vous passe le pré-paiement de mon cercueil)

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marc denton

La deuxième me signalait qu’il fallait dare-dare que je passe aux « oldmojies ».
Un oldmojie, vous ne savez pas ce que c’est ? ben, trop fastoche, un émojie pour vioques. Et que j’abandonne les émojies à ceux pour qui ils sont vraiment faits. Que j’arrête de vouloir paraître jeune, et que j’assume à donf mon statut de pré-disparue.

Un coup du double effet kisscoolLol

T’es vieux, mais tu gagnes des oldmojies rien que pour toi, pour compenser l’effet psychologique désastreux de la carte senior, c’est trop sbop !

Et en plus, tu participes dru au combat contre l’âgisme (c’est comme ça qu’on appelle ceux qui sont racisses contre les cheveux blancs !), de l’intérieur de la place.

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Je suis allée voir, et y a un truc qui m’interpelle « au niveau du vécu » (expression de ma jeunesse de baby boomeuse : on disait même, en rigolant, « au niveau de mon vrai cul »), c’est que l’émojie, c’est essentiellement une tête sans corps, alors que l’old montre des corps avachis, en plus de tronches séniles, et d’activités à la noix de coco… pour mieux qu’on cerne la décomposition en marche.

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Bref, si je ris, faut que je mette une vieille décrépie en train de ricaner. Si je pleure, je tricote sur un fauteuil roulant. Et si je suis combattive, je me déguise en wonder woman ridicule, qui ne ferait même pas peur à une mouche.

C’est un truc aussi à la con que mon âge, parce que moi, quand je rigole, j’ai définitivement 12 ans, et un corps prépubère qui se trémousse à la faveur des vagues que le rire propage en moi.

Et je me continuerai à me bidonner avec un déambulateur comme si j’étais restée fixée à cet âge-là.

A 12 ans pour le rire, à 15 ans pour les rêves, à 3 ans pour les terreurs, à 7 ans pour la curiosité, à 6 ans pour la fantaisie, à un an pour l’équilibre et l’audace, à 16 ans pour l’anarchisme, à 20 ans pour la tendresse, à 10 ans pour les gros mots, à toujours pour l’irrévérence et la révolte…

Et je rigolerai avec les copines. Comme des gamines. Jusqu’à la fin, à la barbe des cul-cousus.

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Et, je le dis là solennellement, là, juste là, et devant témoins, désormais, j’emmerde copieusement ma date de naissance.

Qu’elle aille se faire voir dans l’enfer des gens bien comme il faut ! 😊

©bleufushia


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Onirocosmos – autopsie d’un souvenir

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Corail « cerveau de neptune »

Une branche de mon arbre

Va-t-en savoir pourquoi, certains jours, tu te réveilles avec un souvenir qui traverse soudain ton esprit, alors qu’il dormait depuis des lustres dans les méandres poussiéreux de ton cerveau plein de toiles d’araignée.

Pour moi, ce matin, c’est la visite impromptue, dans ma mémoire, d’une famille lointaine, l’oncle « Gêne », sa femme, Marie-Barbe, et leur fille, Marie-Gracieuse…
Je les ai croisés à trois reprises dans ma petite enfance, dans ces occasions qui regroupaient, en grand nombre, les branches éloignées : mariages (de qui ? mystère), enterrements (de ma grand-mère, entre autres, c’est certain, parce que « l’oncle » – grand-oncle, plutôt, donc – était un de ses frères)…
Dans une des rencontres, je crois revoir Marie-Gracieuse jouant à la pétanque. Je me souviens qu’elle avait des tresses.

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Parodie des trois grâces

Jouait-on à la pétanque dans un mariage, en ces temps-là ? Ou s’agit-il d’un souvenir directement transvasé en moi du cerveau de mon grand-père corse, grand joueur de boules devant l’éternel ?

(D’ailleurs, cela fait une éternité que je n’ai pas vu une femme avec des tresses, je m’en fais la réflexion. La tresse est-elle un accessoire de la grâce ?
Je repense à une discussion avec ma coiffeuse  à propos des apprenties qui n’apprennent plus à monter des chignons. Et ça devient une spécialité rare. Alors, la tresse, pensez !)

Je me rappelle cette idée que j’avais alors, et qui s’est gravée ainsi en moi, sans que j’en aie jamais parlé à qui que ce soit : je comprenais qu’on puisse ressentir de la « Gêne » à avoir une femme à Barbe, et que, de ce fait, on ait l’idée de qualifier sa descendance (particulièrement ordinaire, dans mon souvenir) de gracieuse, comme pour rattraper les « tares » que mettaient en « évidence » ces prénoms. Et j’entendais mon père commenter, dans un autre contexte, que « qui se gêne devient bossu », un dicton que je suppose être du cru.

Pour l’oncle, c’est aujourd’hui seulement que je viens de capter comment il devait s’appeler réellement.
Eugène, bien sûr, Eugène le bien né !

Aucune gêne à l’horizon ! Ça alors !

Il m’a fallu tout ce temps pour que mon cerveau efface l’explication inscrite dans ma tête d’enfant logique, il y a 60 ans, et qu’il me fasse accéder à une vérité sans doute plus proche.
Pas si bien né d’ailleurs, Gène : dans une famille pauvre de la plaine du Pô, ayant migré en Provence avant la première guerre mondiale, le « babi » – comme les Marseillais appelaient les italiens (crapauds ! Rien que ça!) – s’était retrouvé fissa sur les champs de bataille. Il en était revenu amoché, avec une blessure qu’il montrait en silence, et qui creusait un long sillon irrégulier et hésitant, couleur bleu nuit, sur son avant bras désormais inutile.

Lors de nos brèves rencontres, je lui avais été présentée, les trois fois : il était alors bien vieux, avait perdu toutes ses dents, ce qui creusait de façon effrayante ses joues maigres, sur lesquelles on m’avait ordonné de déposer un baiser. J’ai vécu là un des premiers cauchemars-fantasmes de mon enfance : celui d’être aspirée, en traversant la peau (le Pô?) à l’intérieur de ses joues, dans ce que j’imaginais comme une caverne. Les trois fois, j’en ai mal dormi pendant quelques jours. J’y tombais inexorablement dès que je cédais au sommeil.

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Levi Van Veluw

Avant le baiser, il avait, les trois fois, mis deux doigts, brièvement, sur une casquette imaginaire, en bredouillant, en guise de présentation destinée à l’identifier, comme une carte de visite imprimée en lui, un « Verdun ! Chemin des Dames ! » dont la signification m’est restée opaque, jusqu’aux cours d’histoire du lycée. Quelles dames ? les siennes, sans doute. Sur leur chemin ? Je le voyais avec du brouillard, le même qui obscurcissait ma comprenette défaillante et ma méconnaissance de la grande histoire.

C’était la seule chose qu’il disait. Pour le reste, le regard dans le vide, dodelinant légèrement, il restait muet.

Quant à la Barbe de sa femme, je sais maintenant que c’est une sorte d’équivalent du « babi » (non, pas de Barbie !) : Barbe, pour barbare, étranger… Elle était corse, c’est dire. Mais pas spécialement poilue ! Tout ce que j’en sais maintenant, c’est qu’elle « cueillait » le linge.

Quant à Marie-Gracieuse (où est passé le « chapeau chinois » qui orne la Grâce et pas la Gracieuse, d’ailleurs?), j’ai pensé très tôt, à moi à qui on demandait souvent de l’être un peu plus que je ne l’étais, que, comme les Aimé, Désiré, Parfait… c’était un prénom qui devait être désagréablement contraignant. Imagine-t-on une mégère s’appeler de la sorte ? Ce genre de prénom oblige à un destin douloureusement conforme.

J’ai envie de partager avec vous ce qui m’a amenée à exhumer Marie-Gracieuse, et qui me donne à penser, à ma manière tournante et tourbillonnante, assez bordélique, je le reconnais aisément, et aux drôles d’histoire que se conte notre cerveau plus ou moins sans notre participation.

Et je me suis amusée à retracer ce qui, dans mon vécu depuis deux jours, m’a conduite à elle aujourd’hui (à elle dont je ne sais rien, ni quelle a été sa vie, ni même si elle est toujours de ce monde).

La vie dans les plis des rêves, conscients ou endormis

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photo trouvée sur Instagram

Avant ces deux jours, je me souviens avoir été intéressée fortement par Henri Michaux et son livre « le rideau des rêves » : il consacrait aux siens un moment chaque jour, et racontait, (sans jamais l’interpréter) en même temps que son rêve, ce qui, des événements de la veille, des rencontres, des lectures, avait créé des associations telles qu’elles finissaient par reconstituer un tout plus ou moins cohérent, et à créer une continuité dans sa vie. Même si les pièces du puzzle semblent toujours assez incomplètes, ne révélant que partiellement le fil que nous suivons.

Je vais m’inscrire dans le fil de cette construction-là.

Ou comment ce qu’on voit et entend nous « agit » en sourdine, donnant naissance à des résurgences inattendues.

1 Ça a commencé par la vue d’un panneau indiquant qu’un trottoir, devant lequel je passais en voiture, était interdit aux piétons. A quoi bon construire un trottoir pour l’interdire ? Qui est censé s’en servir ?

J’ai tourné cette question mollement dans ma tête, et elle m’a amenée au souvenir d’un autre trottoir, photographié auparavant, pour les piétons, celui-là, mais spécialement pour les « piétons provisoires » (avec un « s » à provisoire, les ouvriers de la voirie ne se promenant pas forcément avec le Bescherelle dans la poche).

Fernando Costa, sculpture

2 Réfléchissant à l’impermanence de tout ce qui est, il m’est revenu, dans une association assez vague, l’histoire des « îles temporaires », sur les « tresses des fleuves », et de l’expression « le chevelu naturel des fleuves », dont l’anthropomorphisme sauvage m’a toujours fait rêver, depuis la seule fois où je l’ai entendue.

3 En rentrant, n’ayant pas envie de me coller à la corvée qui m’attendait, j’ai procrastiné en me donnant une excuse : rechercher l’origine de ces îles vagabondes sur l’ordinateur.
Je suis tombée sur les deux opinions en présence, opposées (et dont aucune ne prédomine), expliquant comment un méandre se forme : celle des « compresseurs » et celles des « turbulents », que je préfère, avec leurs « allées de tourbillons »… Parce que les îles, comme les bras morts, ça vient des méandres, qui forment les fameuses tresses. Mais qu’on ne sait pas expliquer à 100% comment tout cela se crée.

4 j’ai compulsé des photos de tourbillons et de méandres (toujours pour les mêmes raisons qu’en 3), et en suis venue aux méandres du cerveau, et à leur relation avec l’écriture.
Méandre était un fleuve turc, puis un dieu grec dont le fils, Calamos, dont on ne sait pas s’il était gracieux ou calamiteux – a un nom qui signifie « roseau » et plus particulièrement « plume à écrire !).
Méandre, comme mon cerveau, était à la fois capricieux et divagant (là aussi, c’est un prénom qui « commande » un peu, comme on dit en provençal de quelque chose qui vous colle à la peau, comme un étrange destin).
Curieusement, les méandres, sur certains fleuves français, s’appellent des cingles.

Il n’en fallait pas plus pour que je dérive sur le fait d’avoir une araignée au plafond, avec sa toile cachée dans un quelconque pli de mon cerveau, qui me rend un peu fofolle, et sans plus de raison, parfois, que les souvenirs et les rêves.

Allée de tourbillon de karman : Majorque vue du ciel (photo Sciences et Avenir)

5 Notre-Dame s’enflamme (de la tête), et je pense à Marie, et à « pleine de Grâce », au coup de grâce, à rendre grâce…

6 Dans ma boîte aux lettres, je trouve une annonce publicitaire : un dépanneur vendeur de télévisions qui propose des « installations effectuées gracieusement »

7 Je me mets à délirer aussi sec – j’adore cette activité qui me fait jouer avec les sens des mots -, en me demandant s’il existe des cours de grâce pendant la formation à l’installation (et une mention spéciale dans le diplôme), si le fait qu’elle soit gracieuse signifie que l’artisan va intercaler un entrechat entre chaque geste technique, ou qu’il va sourire pendant toute l’opération. Ou autre, que je n’imagine même pas.

8 Je tombe sur un article d’une revue de femme expliquant que l’étape cruciale de chaque matin doit être de se maquiller, pour être gracieuse et pour être dans la Beauty sphere.

Et que malheureusement, la plupart des make up ne tiennent pas, et que, le soir, « on découvre avec tristesse que tout a terni ». L’explication en est que les femmes commettent un geste incompréhensible : « pourquoi continue-t-on à se toucher le visage ? Ne devrions-nous pas savoir que cela n’apporte rien de bon ? ». Heureusement, on peut réparer (gracieusement?) la chose en tamponnant la zone T avec un papier de soie.

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Maquillage (les 3 grâces) défilé Vanessa Seward

9 J’entends un policier interrogé sur sa pratique, expliquant que souvent, les interventions de maintenant ressemblent à la guerre, et que, pourtant, « il n’est pas un lapin bleu ». Cette expression étrange se superpose avec les blessures dont il parle. Et avec les champs de bataille, où la nature, et les petits lapins, finissent par réoccuper le terrain, même s’il est pollué.

10 Je repense à l’impermanence de tout, monument historique comme make up, îles, ou arbres des forêts primaires, sans compter les cheveux des tresses, fluviales ou non.

11 Je découvre l’existence du « jeu de grâces », ainsi nommé parce que les bras s’y développent avec grâce, et que c’était un « jeu innocent », et apprends que George Sand y jouait avec un certain Jacques.
Jacques était un des prénoms de mon grand-père. Et de son propre père. Ainsi que de son fils. Marie-Gracieuse ne jouait-elle qu’aux boules, je me le demande (comme je m’interroge sur ce que peut bien fabriquer cet homme, sur l’illustration).

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Jeu des grâces, 1894

Et le fil de l’araignée peut, après tout ceci, se déployer tranquillement, qui me fait déjeuner en rêvassant avec l’oncle Gène et sa charmante fille, pendant que Marie-Barbe, sans doute, dans la salle de bains, pose un papier de soie sur sa zone T. De façon préventive. L’image est un peu passée, mais elle est là, et son incongruité m’étonne doucement.

Sur mon bureau en T, j’empoigne alors mon calamos, et vous livre mes méandres, dans un papier, non de soi(e), mais bien de moi.

©Bleufushia

Onirocosmos ou la vie dans les plis des rêves, titre emprunté à un ouvrage de Romain Verger, dans lequel il explore le rapport de Michaux au rêve.


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Grosse fatigue

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Jacques Henry Lartigue

Se réveiller épuisée, molle, irrésolue, fragile, en miettes, un jour de plus, avec la certitude qu’elle n’en finira jamais d’hiberner, plus jamais.

S’entendre se dire à elle-même, à haute voix : « ma fille, par les temps qui courent, je dois te dire que tu manques singulièrement de ressort »

S’inquiéter d’une possible schizophrénie doublée d’une sénilité galopante, malgré l’emploi du mot « singulièrement », qui, sans qu’elle sache pourquoi, la rassure un peu sur son état de délabrement.

Se visualiser une seconde dans une BD mélodramatique, avec des temps qui courent dans tous les sens de façon totalement désordonnée, avec une BO épique (mais en sachant qu’il n’y a pas de BO dans les BD), et soi-même en Zébulon ramollo, langue pendante, appuyée contre un arbre quelconque, sur fond de paysage dévasté.

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Se dire qu’elle est fatiguée, parce que, sinon, dans une visualisation, l’arbre ne serait sans doute pas quelconque. Les arbres, ce n’est pas n’importe qui, elle y porte attention.

Passer du coq à l’âne et se rechanter, ravie, et complètement allumée, pendant deux minutes (et singulièrement ragaillardie par le souvenir, et par sa précision, même si ça ne dure pas, la ragaillarderie)

« Tournicoti !

en avant la mélodie

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en avant la chanson »

Esquisser trois pas de danse maladroite, se dire qu’elle est tout à fait con, mais qu’elle s’en balance, et continuer :

« Avec moi, on joue, on chante, on rit hi hi

ah, je suis en forme, je suis en forme !

Venez zavec moi au pays merveilleux

chanter zavec moi, et vous serez heureux »

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Se dire que, au temps de son enfance, la vie semblait encore gentillette, avec Zébulon et le père Pivoine, et que tout cela est bien loin, une image délavée, du temps où on gagnait des bons points à l’école si on était sage.

Se rappeler qu’elle était bien sage, mais que les bons points, ça lui semblait quand même infantile (même quand elle était minuscule).

Se dire qu’elle se souvient de la chanson de Zébulon, mais pas d’autres trucs de meilleure qualité, comme les poèmes de Totor (ce surnom idiot lui fait esquisser un sourire – et elle pense au « gruyère en fleurs »), dont elle a appris des tonnes de vers à l’époque, de poèmes qu’elle peut souvent commencer avec ardeur, mais qu’elle interrompt au bout de quelques mots seulement. Ô combien de marins, combien de ‘pitaines, Qui sont partis la la, la la la la la la…, Oceano nox, qui serait maintenant une marque de sardines en voie d’extinction pour bobos cultivés, dans un monde lugubre plongé dans la nuit du capitalisme.

Se demander si tout le monde est comme elle, avec n’importe quoi qui lui passe par la tête tout le temps, n’importe quelle association d’idées, se défiant des époques, de la logique, bribes de chansons, de souvenirs, fatras informe, gloubi boulga de riens du tout entre lesquels son esprit sautille au hasard Balthazar. Se posant des questions à la noix qui ne débouchent sur que dalle, et ne riment pas à grand chose. Qu’elle se pose juste pour explorer l’illogisme souverain du monde des mots, et du monde en général.

Se souvenir, justement, qu’elle a lu un truc sur une maladie bizarre, les sauteurs du Maine, qui n’affectait que les français bûcherons, qui se mettaient à sauter et sursauter pour un rien. Croire se rappeler que c’était une histoire de stress.

Se demander pourquoi, elle, le stress la prive de ressort. Singulièrement.

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Si elle devait se figurer (et justement, elle essaye) l’emplacement du ressort dans le corps, se demander où elle le situerait, et s’il n’y en a qu’un, ou plusieurs.

Se dire qu’il est probablement de son ressort, justement, d’avoir du ressort.

Se demander un moment, si un ressort peut exiger de lui-même d’avoir du ressort, ou s’il s’agit de deux ressorts différents. L’un commandant l’autre, en quelque sorte.

Si son manque de ressort vient du fait qu’elle dort depuis peu sur un sommier à ressorts. Dont elle soupçonne, dans une crise de parano subite, qu’il aurait pu attirer tout le dynamisme légendaire du ressort à lui, en l’en privant définitivement, elle. Genre vases communicants fatals.

Penser aux couteaux à ressort, aux ressorts à boudin (mais aussi, certainement, à l’existence des couteaux à boudins, mais pas des ressorts à couteaux).

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Et, dans la foulée, à chapeau d’paille et paillasson, somnambule et tutti quanti.

Essayer de se souvenir, sans succès, d’une expression qui a un rapport avec le manque de ressort et qui fait intervenir un paillasson. Flasque comme un paillasson ? Non… L’énergie d’un paillasson ?
Bon.
Penser à Gaston Lagaffe.

Se demander comment on dit ressort en anglais. Découvrir qu’un ressort est cassé se dit « spring is broken ».

Se rappeler qu’elle est quasiment bilingue, mais qu’elle ne sait pas comment on dit ressort en allemand. S’en foutre un peu. Beaucoup même.*

Se demander avec angoisse ce que le printemps vient faire dans l’histoire, si le changement climatique y est pour quelque chose, et si le printemps est définitivement «total kaputt» ? Et dans ce cas-là, quelles sont les relations entre les saisons et le boudin ? S’il y en a.

Si le printemps est pété parce que la planète part en eau de boudin.

Ne plus se souvenir qui chantait « tiens, voilà du boudin », ni dans quelle circonstance.

S’intéresser subitement à l’état du monde et allumer la radio.

Y entendre une universitaire déclarer, elle ne sait à propos de quoi, mais elle le note : « il faut ouvrir tous les tuyaux d’orgue, il faut casser tous les couloirs de nage »

Se dire que, quand même, elle y va fort ! Les couloirs de nage ! mais pourquoi tant de haine ?

Qu’il y a des gens encore plus bizarres qu’elle, finalement.

L’écouter rajouter « je le dis en sourdine, il n’y a plus d’escalier »

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Nous v’là bien, sans escalier !

En ressentir comme une angoisse. A cause de la sourdine. Elle l’aurait claironné, ça aurait été moins pire.

Se souvenir qu’on ne dit pas plus pire, et ne plus savoir si moins pire, c’est pire que dire « plus pire », ou mieux.

Trouver qu’avec les ressorts cassés et le printemps foutu, ça commence à faire beaucoup.

Eteindre la radio vite fait bien fait.

Se surprendre à la regarder en coin, la radio. On ne sait jamais, s’il fallait la contenir d’un coup, l’empêcher de déraper. Lui arracher la prise pour lui couper tout ressort.

A ce stade-là, en revenir aux valeurs sûres. Se plonger dans ce qu’un article lu le matin appelle le « wording ». Les mots, quoi…

Se dire qu’il faudrait aussi qu’elle lise le livre de celle qui s’est intéressée à la « généalogie » de l’expression « il faut s’adapter ». Que ça la calmerait. parce que la dame avait l’air, comme elle, de trouver qu’ils commencent à nous les gonfler dru, les alibofis !
Revenir dans sa zone de confort : les livres, les définitions, l’étymologie, tout ça.

Sortir le dictionnaire Littré. L’ouvrir à la page contenant l’entrée « Ressort » :

1.« se dit du mécanisme qui meut les êtres vivants, un empire, le monde etc. »

2.« propriété naturelle qu’ont certains corps de se remettre en l’état d’où on les a tirés par quelque effort ».

Ex.

« Son âme avait encore tout son ressort » (Rousseau)

« Que verrons-nous dans notre mort,

Qu’une vapeur qui s’exhale

Que des esprits qui s’épuisent,

Que des ressorts qui se démontent et se déconcertent ? » (Bossuet)

Se dire que tout ceci est bien étrange. Qu’elle ne savait point avoir une âme possiblement à ressort.

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« mon âme est un paysage choisi »…

Se demander si la deuxième définition s’applique au corps qui perd son élasticité quand on arrête la gym, ou si cette idée idiote qui ridiculise Littré procède seulement de son esprit facétieux et mal placé.

S’interroger sur les mécanismes qui « se démontent, et se déconcertent » après nous avoir mus ? Et toucher du doigt (qu’elle retire aussitôt) un abîme de réflexion philosophique : ne serions-nous que des machines ? (ressorts, mécanismes, et tout le tintouin).

Trouver tout cela bien mystérieux.

Penser à Béranger :

« On est bien peu de choses, madame

Donnez-moi un kilo de bananes

bien mûres ! »

Se recoucher, fatiguée et sans ressort, tout au fond de son accueillant plumard.

Se dire que, demain, elle essaiera d’aller manifester sa préoccupation pour le climat.

Si les petits cochons (assistés par les ressorts à boudin…ou pas) ne l’ont pas mangée d’ici là.

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Des fois que le printemps, Ginette, serait pas totalement foutu !

Et en espérant qu’il n’y ait pas, comme elle l’a lu à propos d’une autre manif, trop « d’arrestassions ». Elle n’a pas envie de terminer au « violon, avec mal vers l’aine »**.

©Bleufushia


* En fait, en le sachant, même après coup, grâce à son ami Luc, germaniste distingué (merci, m’sieur !), ne pas s’en ficher du tout, et trouver extraordinaire qu’au singulier, le mot Feder (ressort) désigne aussi la plume (celle de l’oiseau comme celle qui aurait pu me servir à écrire cet article, si je n’étais pas d’un modernisme confondant !), et qu’au pluriel, les Federn, désignent les plumes dont on ne peut s’extraire, dans le plumard de la même couleur !

** Bobby Lapointe


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Dans quel état j’erre ? (histoire d’une possible conspiration)

La niña (Graciela Vives) – collage

Allez savoir l’image que les gens se font de vous.

C’est une question que je me suis peu posée jusqu’ici, pour tout vous dire.
Il en est autrement aujourd’hui, et j’ai grand besoin de votre aide. Je barbote en pleine crise existentielle aigüe.

La Princesse de Ségur comme marraine

Bien sûr, quand j’étais gamine, j’ai tenté, comme tout un chacun, de me conformer aux attentes de mes géniteurs, et de mes professeurs. J’ai essayé avec acharnement d’être la petite fille idéale, conforme, sage comme une image (même si, intérieurement, j’étais, comme la petite fille de ce livre d’Alain Serres, plutôt « sage comme un orage »),  qu’on me demandait d’être.

« Tout le monde (était) rassuré de me voir sourire sans faire de bruit. Personne ne (savait)  que dans l’ombre de mes yeux, la nuit, pouss(ait) une forêt d’arbres et de loups … »

Dinette des années 50

On me voulait comme ça, et, je vous jure, j’ai fait de mon mieux, jusqu’à déclarer forfait.
J’ai attendu longtemps : le déclencheur de ma débâcle a été cet anniversaire où ma mozer m’a déclaré tout de go que, maintenant, j’étais grande et que je pourrais quand même essayer de ressembler, ENFIN, un peu à quelque chose.

J’ai demandé des explications, et le quelque chose était quelqu’un ET son costume : Elisabeth Guigou ET son tailleur BCBG !
Evidemment, les nombreux lecteurs jeunes qui dévorent mes articles de blog ne peuvent pas connaître cette référence, mais quand on me connait et qu’on voit ce que ma mère désirait que je devienne, on ne peut que rire (ou pleurer).

A ce moment-là, précis, je lisais Oscar Wilde, et son «On devrait être toujours légèrement improbable » m’a semblé être le coup de pouce philosophique que j’attendais pour être moi-même. 

J’ai alors travaillé à peaufiner une personnalité bien à moi, dans la rebellitude (pour faire référence à une autre femme politique de la même couleur et de la même manchabalai-guindation – si j’ose ce néologisme – que la Guiguounette en question) vis-à-vis des modèles imposés.
Depuis des années, finalement, le résultat, dans ma tête, c’est plutôt ça :

Yusuru Masuda

(tiens, ma métamorphose intime me fait penser au texte de la réforme de 2015 sur les langues vivantes : « aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs » : je cause estranger même quand je suis moi et que je ne dis rien ! c’est tout moi, ça ! et je ne sais pas ce que vous en pensez, mais c’est beau comme un texte de loi)

… ou ça :

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Yago Partal

ou encore plutôt ça…

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Yago Partal (et son excellente collection d’animaux habillés)

Mais… pa-ta-tras !

Quelle n’a pas été ma désillusion quand  j’ai découvert que mon petit-fils adoré, la chair de ma chair, oui, lui-même, la prunelle de mes yeux de biche… me voit comme ça. Un truc aussi violent sur ma tête qu’une pluie de poissons ou de grenouilles !

En pleine phase de découvertes des rimes, et à la suite de la lecture de l’histoire d’un géant nommé Barbanouille, il a inventé à mon intention  la dénomination :

Mamilinouille tête de grenouille.

Et il s’y tient, le bougre. Petit impertinent !
Ça le fait même se gondoler grave.
J’étais horriblement vexée, mais j’ai souri sans rien dire.
Et comme qui ne dit mot consent… tout tourne depuis autour de l’animal : allusions, blagues, cadeaux, dessins, choix des couleurs (du vert, du vert, encore du vert, nénuphar bien sûr).
Tout me renvoie désormais à une grenouillitude constitutionnelle qui semble admise par tout mon entourage comme installée de toute éternité.

 Voire même présente au cœur même de mes gênes.
Ils en appellent aux photos de famille pour prouver que bla bla bla…

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Portrait de famille (©Bleufushia)

Je soupçonne fortement l’entourage en question d’une collusion suspecte, et même d’une participation active à l’origine des rumeurs me concernant.
L’enfant, rusé, prend prétexte de ce qu’il pense que d’autres que lui sont sur le point d’énoncer la phrase fatale, pour les dénoncer à haute voix.
Il empoigne un téléphone à cadran qui l’amuse beaucoup (oui, j’en suis encore là – je sais, c’est un instrument de dinosaure : lui-même ne comprend pas pourquoi il y a un fil en queue de cochon sur cet engin-là).
Il fait semblant d’appeler Macron pour cafter.
– Allo, Macron, y a un tel (que je m’abstiens de nommer ici) qui ne fait rien qu’à dire « Mamilinouille tête de grenouille ». Fais venir la police !

Macron est sourd comme un pot, dans son esprit, ou alors, plus sûrement, le téléphone est pourri, et il demande toujours confirmation deux ou trois fois de ce qui a été dit :

– Oui, c’est ça, il a bien dit Mamilinouille tête de grenouille  !
J’ai droit à toutes les variantes possibles (et à cet âge-là, ça a de l’imagination !)

Si je fais mine de m’offusquer, je trouve face à moi un front impressionnant et uni convenant « à la rigueur » d’un lointain souvenir de mon humaine condition dans les traits de mon visage, et ce, avec un petit sourire entendu qui me fait mal. Vous savez, celui-là même qu’on utilise quand on a affaire à quelqu’un qui ne sait plus très bien de quoi il cause (genre une grand-mère, quoi) et que ça serait peine perdue que d’argumenter.

L’âge de pierre

Parallèlement à ça, il y a beaucoup de blagues dans la famille concernant ma naissance au néolithique, et mon appartenance définitive à la catégorie préhistorique.
Qui a dit qu’il faut toujours un bouc émissaire dans un groupe ? ou une grenouille noire ? euh, pardon, un mouton !
Ça va finir par me rendre dingue !

Par exemple, ON laisse traîner sur ma table de chevet un article sur l’histoire de cet amphibien déclaré officiellement éteint et dont on a retrouvé, plus tard, la trace dans des grenouilles vivantes, mais considérées comme des fossiles vivants : l’analyse génétique les rattache à des animaux disparus il y a environ un million d’années.
Ou encore, je trouve sur un éphéméride qui m’a été offert pour Noël  – une pensée par jour – la déclaration de Jim Morrison :

« Si jeudi, je décide d’être une grenouille, ça ne regarde que moi »

On ne me la fait pas, j’ai bien vu qu’un papier grossièrement collé recouvrait la citation première, et j’ai reconnu l’écriture.

Je n’ai pas fait de commentaire, mais l’homme, faisant mine de découvrir cette phrase (au moment fatidique de la météo à la radio !), a rajouté perfidement :

– Au fait, tu savais qu’il se prenait pour le Roi Lézard et qu’on a donné son nom à une espèce de lézard préhistorique géant ? Ou une grenouille, je ne sais plus.

L’enfant en profite, une musique ayant succédé au bulletin météo, pour s’informer sur la précision du langage, me demandant si des fausses notes, en musique, c’est bien des « coacs » et si  ça s’écrit bien sans « u »? (au passage, je vous rappelle que la musique était ma profession).

Pendant ce temps-là, l’homme consulte d’un air faussement distrait le calendrier pataphysique et se rappelle tout à coup que mon père pourrait être né – il n’en est pas « certain » et me demande confirmation, façon en douce d’attirer mon attention sur le calendrier en question – le 30 octobre.
Je regarde, le mois d’octobre est le mois du Ha Ha.
ET le 25 Ha Ha (équivalent du 30 octobre dans notre calendrier) est la St Jean-Pierre Brisset*.

Mois d’octobre du calendrier pataphysique (A. Jarry)

Ça ne vous dit rien ?

Moi, si !

C’est ce foldingue qui a prétendu que l’homme descend de la grenouille, et qui a passé sa vie à accumuler les preuves « scientifiques » étayant sa thèse. Entre autres, des délires sur l’origine de notre langue (à nous, français !) qui dériverait en totalité des sons des grenouilles.
Et si c’est notre glorieux peuple qui a été choisi par la grenouille comme descendant direct, vous voyez bien ce qu’on peut en conclure me concernant !

Je cite :

« La parole a pris son origine chez le bi-archiancêtre, la grenouille, il y a plus d’un million et moins de dix millions d’années. Les grenouilles de nos marais parlent le français, il suffit de les écouter et de connaître l’analyse de la parole pour les comprendre. »  (Jean Pierre Brisset)

« En attendant, la grenouille, comme l’homme, peut fumer la cigarette : le singe ne sait pas fumer. »
Ecco ! 

Cependant, au fur et à mesure que cette farce dure, je dois vous avouer que je suis de plus en plus perplexe.
Je viens – circonstance aggravante – de finir un très bon roman de Emmanuel Carrère, La moustache, qui raconte l’histoire d’un homme persuadé qu’il a une moustache alors que tout le monde prétend qu’il n’en a pas. Tout glisse dans sa vie, toute certitude s’effrite, et chez le lecteur, il en est de même.
J’ai reposé le livre, je me suis mise à fumer sur mon nénuphar, et là, je caresse mon menton – je fais cela quand je pense -, le trouve un peu gluant, et je me prends direct à douter de moi-même.

OK, je vous laisse, je pars à mon cours de danse !

Vous en pensez quoi, vous ?
Help, dites-moi la vérité ! Dites-moi que j’hallucine.
Je vous en prie…

©Bleufushia
(écrit à la St Bordure, capitaine – le 8 du mois du Décervelage)

* Jean-Pierre Brisset (1837-1919) appartient à une lignée de poètes illuminés, théoriciens créateurs et farfelus qui ne se déprennent jamais de leur sérieux. En 1900, il entend révéler les origines de l’espèce humaine et du langage dans un nouvel Évangile qu’il fait tirer à son compte à mille exemplaires et distribue gratuitement : La Grande Nouvelle. Il y dévoile la Grande Loi cachée dans la parole et, par le jeu de l’homophonie, forge une conception de l’évolution humaine surprenante : l’homme descend de la grenouille. Son entreprise ne manqua pas d’être saluée par les surréalistes et par Jules Romains, Max Jacob et Stefan Zweig qui décernent à ce « fou littéraire » le titre de Prince des penseurs.
Si cette histoire vous branche, un délicieux récit vous attend à l’adresse :
http://observatoirenationaldukitsch.over-blog.com/article-14606733.html


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Y a pas que les cacahuètes qui sont rien

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YZ (street artiste)

« On est bien peu de choses, madame / Donnez-moi zun kilo d’bananes / Bien mûres« 

(François Béranger)

Vous souvenez-vous de mes récentes aventures avec ma voiture « bleu virtuel »(1) ?

Il m’est resté de cette histoire une fragilité, comme une fêlure, amplifiée par l’épisode de la panne non moins virtuelle. Ça m’en a fichu un coup, pour tout dire.
Et cette semaine, je découvre, grâce à l’aimable « perfidie » moqueuse d’une voisine, que nous habitons une « voie sans nom » : c’est ce qui apparaît sur le plan de mon immeuble – alors même que je crois avoir une adresse, je n’en ai aucune. La réalité continue à ne pas être là où je l’attends.

voie sans nom

je vis sur le « n » de « sans »

Et sur le coup de cette nouvelle, j’allume la radio, et j’apprends – en direct par les ondes – que de surcroît, je ne suis rien. Je compte pour du beurre (de cacahuète, ou pas, on n’est pas chez Trump, quand même)
Déstabilisée, je change de chaîne, et entends une journaliste rigolarde dire à l’invité (dont j’ignore qui il est, parce que j’ai éteint aussi sec, n’en pouvant mais), qu’il ressemble à s’y méprendre à Sammy le Scoubidou. Sammy le Scoubidou !!

J’aurais peut-être préféré le ridicule à l’insignifiance. Ou pas, va savoir.

Ou la virtualité totale à la chosification (au moins, dans le virtuel, on peut s’incarner sous forme « d’objet intelligent »).

Mais quand même : rien ? que dalle ? Nothing at all ?

Rien ou moins que rien ? (je me permets de demander, parce que rien, c’est plus que moins que rien, quand même, et ça rassure un tout petit chouïa)

Non, rien, faut t’y faire : PEANUTS ! Pire que des nèfles !
Une réincarnation de La Môme Néant («pourquoi pense à rin, A’xiste pas »(2) !

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Non contente, comme beaucoup de mes semblables, d’avoir travaillé toute ma vie pour des clopinettes, je découvre sur le tard que clopinette je suis née, clopinette je demeurerai jusqu’à ce que je me transforme en un tas de cacahuètes.

D’ailleurs, dans la phrase jetée à tout vent devant les micros en folie – sous forme de « petit précepte nauséabond comme un pet de l’âme »(3) -, ceci suffit à expliquer cela. C’est à cause de ma nature profonde de clopinette que mon destin est ce qu’il est.

Ecco e voilà !

J’en suis toute éberluette. Même si je ne suis pas seule, c’est un peu dur à avaler.
Tiens, je vais me faire un statut face de bouc

JE SUIS CRO

UNE CROPINETTE

(ça se fait sur deux lignes, et cropinette est une variante de clopinette).
Je serai au moins dans le moove de tous ceux qui, à défaut d’être quelque chose, sont, depuis un moment, ceci ou cela et le clament en blanc sur fond noir.  Je ne l’ai jamais fait, mais là, je le sens bien.

[Euh, pardon, j’ai tardé à revenir, je m’étais absentée – quoi, vous n’aviez pas remarqué mon absence ? (la notion d’absence de rien frise la haute philosophie, non ?)
En fait, j’ai essayé de me faire un panneau, pour l’afficher séance tenante sur mon mur, et j’ai lamentablement échoué. En plus, j’avoue que je suis une quiche en zinformatic, un mégalo-rien en somme. Y a un féminin à « mégalo-rien » ?]

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JR (street artist)

Après, vous savez comment les choses se passent, vous focalisez sur un truc, et vous ne tombez que sur d’autres machins du même tonneau. Ça devient quasi obsessionnel au bout d’un moment, tout tourne autour du sujet du rien, ou du pas grand-chose, ou du qui ne mérite pas que… Enfin, dans votre tête de rien, ça s’agglomère, ça fait sens.
Mais vous n’excluez pas l’idée que, possiblement,
« vous êtes victime d’un complot d’indices concordants qui, en fait, ne concordent pas. »(4)

Je vous raconte, en vrac, juste quelques uns (vous allez voir que mes «en  vrac » sont variés, je butine, je butine)

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-cet homme aperçu sur la plage, avec un code-barres tatoué sur le mollet. Le stade de l’objet manufacturé, mais encore à vendre (un peu plus que rien, donc)

-un personnage dans un roman demande à son père qui est Stefan Zweig obtient la réponse : « un type qui s’est suicidé au Brésil »

– un livre de Jodorowsky, Le doigt et la lune (histoires zen) que je feuillette et où je lis la suivante :

« Le moine marche sur le pont. La rivière coule sous le pont.
Le moine ne marche pas sur le pont. La rivière ne coule pas sous le pont. »

C’est un « koan » – ces textes japonais prétextes à méditation. Est-ce que le moine est tellement insignifiant, patte de mouche sur la terre que, même s’il marche, son être ne parvient pas à impacter le pont, au point qu’on peut penser qu’il n’y est pas ?

(en fait, Jodo commente que notre cerveau introduit des liens pour faire sens. En réalité, « tout bêtement », les deux premières phrases n’ont rien à voir avec les deux dernières. De même que, peut-être, la réussite n’a pas grand chose à voir avec le fait d’exister ?)

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-dans les japonaiseries jusqu’au cou, je me délecte avec ma lecture des excellentes Notes de chevet de Sei Shonagon. Dans ses listes, je tombe sur ce qui suit, qui donne un autre éclairage à la vie, tout d’un coup :

Choses qui font honte : ce qu’il y a dans le cœur de l’homme

Choses qui ne sont bonnes à rien : une personne qui a le cœur mauvais (toute ressemblance avec…)

Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard et qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois : le vice chef des services qui gouvernent le palais de l’Impératrice

– je consulte un article sur Saint Georges – pas celui du dragon, l’autre ! – et découvre à côté de la date de sa fête, le 23 avril, la mention « mémoire facultative ». Même St Georges, peuchère, pourtant, il en avait fait un max pour qu’on fasse attention à lui ! Mais même se souvenir de lui est facultatif ! imaginez…

En même temps, intriguée d’un coup devant le mot « facultatif », je découvre avec étonnement que ce mot qui veut le plus souvent dire qu’on peut se passer de quelque chose, signifie à l’origine, « qui donne un pouvoir ». Bizarre, vous avez dit bizarre ?

-sinon, je suis sortie me balader, et j’ai vu Rien. Je veux dire Pélagie(5). Fini le songe d’une nuit d’hiver, bienvenue dans la réalité crue d’une soirée d’été.
Après deux échecs pour devenir prof, elle lâche l’affaire, et fait la manche sur le trottoir avec sa guitare. Sans bras zéro, parce que la canicule sévit. Bien que, quelque part, cela m’ait soulagé (autant pour elle que pour les élèves), cela m’a emplie d’une grande peine.
J’ai levé la tête vers le ciel étoilé, le silence des espaces infinis, lui, ne me fout pas les jetons, sachez-le, moins que le monde tel qu’il est, en tout cas, et je regarder voler des coquecigrues.

J’ai toujours eu un faible pour les coquecigrues, elles me soignent de la réalité.

index

coquecigrue

J’ai pensé au microbe Micron, l’insignifiant qui est dans l’illusion qu’il dirige le monde. Et dans ma tête, en silence, j’ai formulé :
« Fais gaffe avec moi, parce que je suis gentille »(6)

©Bleufushia

1 Pour ceux qui auraient échappé à cela, vous pouvez vous rattraper en lisant ceci :

https://bleufushia.wordpress.com/2016/11/03/palsambleu/

et/ou/ou pas/ cela (la panne)

https://bleufushia.wordpress.com/2017/04/03/sous-les-sunlights-casses-liquides/

2 Jean Tardieu

3 Pennac, dans Journal d’un corps

4 Nina Yargekov, dans Double nationalité, dans lequel l’héroïne se demande à grand renfort d’enquête d’elle-même sur elle-même, qui elle peut bien être.
5 l’histoire de Pélagie :

https://bleufushia.wordpress.com/2015/01/23/songe-dune-nuit-dhiver-20/

6 tiré de Chaos calme, de Sandro Veronesi


3 Commentaires

Et toi, fille verte, mon spleen

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©Bleufushia

(toutes les photos de cet article ont été prises lors d’une récente balade à la Ciotat, une ville qui  semble encore figée dans le passé, une ville « avec un passé et sans avenir », comme dit Marcus Malte à propos de l’autre ville de chantier naval du sud, à une encablure de là. Elles n’ont apparemment aucun rapport avec le film, sauf que cette promenade est de la même couleur que mon actuelle bouffée de nostalgie)

Je grand-mérise souvent avec un petit garçon qui est en pleine acquisition de langage, et de jeu avec les mots. C’est une période délicieuse, pleine de confusions drôles (au sortir d’un long bain, il me disait hier que ses doigts étaient frisés), de découvertes, de réutilisations extrêmement poétiques d’éléments glanés par ci par là, et de créations qui entrent dans notre langue commune, à lui et à moi,dont il sait qu’elles ne sont pas universelles et qu’il utilise uniquement avec nous.
A observer combien ça le construit et le façonne, comment les mots qu’on apprend et que l’on conserve, que l’on choit ont un rapport avec notre intime, mais sont aussi un bagage partagé, j’ai eu envie (toujours dans le mouvement nostalgique qui ne m’a pas quitté depuis hier) de jeter sur le papier des éléments épars de mon histoire avec les mots. Peut-être ces choses-là vous parlent-elles. Sans doute en a-t-on en commun, je n’ai pas l’illusion (pas totalement) que tout cela n’appartient qu’à moi.

Une grande partie de mon rapport aux mots est passée par mon père – directement, ou par des lectures proposées par lui.
Pour ma mère, le français n’étant pas sa langue, c’était plus difficile : elle était disqualifiée, en quelque sorte. J’ai cependant tété de l’allemand en même temps que du français, ou plutôt de l’autrichien : j’ai encore en mémoire la litanie qui accompagnait son tricot, avec les mailles qu’elle comptait dans son patois, dans lequel fünfzig devenait fouchtsk

Mais l’expert, c’était lui, prof de français, corrigeant sans cesse mes moindres erreurs, me conseillant, expliquant, décortiquant, soulignant les nuances. Une certaine rigidité, chez lui, de la définition du bon français : pas question de s’encanailler avec de l’argot, des gros mots, des tournures approximatives (ah, la différence entre soi-disant et prétendu…), des prononciations inexactes…
Un souvenir d’une claque reçue, enfant, alors que j’avais dit « putain » : ma décision d’alors de passer le reste de ma vie à jurer ! Merdieu !
Un autre : son insistance à ce que je prononce jongle pour jungle, et ma sensation d’un ridicule absolu : personne ne prononçait ce mot comme lui, et j’étais persuadée que j’aurais été instantanément couverte de pipi noir (tiens, une expression tout droit sortie de l’enfance) si je m’étais livrée à la même bizarrerie.

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©Bleufushia

Même chose avec la règle du présent après après que (oui, je sais!)
Maintenant, certaines erreurs que je commets, adulte, en toute connaissance de cause, me créent un plaisir interne certain.
Toute petite, alors que j’avais appris à reconnaître des objets de base, des animaux etc., mon père jouait à commenter mon imagier avec moi, et à nommer faussement les choses – mon amusement extrême à cela : appeler chaise une vache, ou oiseau une bicyclette est un jeu qui continue à me ravir. Envie de transmettre ça à mon petit fils. Pas envie qu’il soit sérieux à 17 ans.

Certains mots m’ont toujours accompagnée, tout au long de mon existence.
Et une ébauche de biographème mou et incomplet (que je complèterai – ou pas !), une !

* des fragments de poèmes, à l’école primaire ou au collège, qui ont passé, incomplets, la barrière de l’oubli – et reviennent, en associations inévitables, dans certaines situations :

le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite – assez fleur bleue – revient souvent
comme un vol de gerfauts hors du charnier natal – assez gore, jamais pigé cette image – surgit de façon inopinée, imprévisible
le vent se lève, il faut tenter de vivre
Mais aussi en allemand : verlassen, verlassen, verlassen bin ich ! Et même en styrien : I bin a steirabur und hab a ker Natur (le « ur » se prononçant « ouar »)

*les trucs compris de travers et qui restent :
Hugo et son gruyère en fleur
nous nous vîmes trois mille en arrivant Topor

*toute petite, le petit prince en boucle, et l’idée qu’il faut apprivoiser et crédélien (en un seul mot mystérieux, verbe défectif qui reste ainsi)

*ma mère racontant son apprentissage de Français, et sa croyance en l’existence de Séféro, ce soldat (sorti de l’anonymat dans la Marseillaise, œuf corse)

*une façon de dire corse, justement, comme cette grand tante qui parlait de cueillir le linge, infiniment plus poétique que de le ramasser bêtement

ou provençale : tronche d’api, fa du ben à Bertrand…

*les mots qui ont une forte charge de beauté, on ne sait pourquoi : je ne résiste pas à une phrase avec le mot cargo, goémon, moucharabieh, fugace, ou d’autres encore…

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©Bleufushia

*beaucoup de choses passant par la chanson, écoutée et réécoutée, plus que par le livre, dévoré, et remplacé par un autre (à l’adolescence, un livre par jour, en gros… après, l’envie de tout lire d’un auteur)

*plus tard, en boucle, Ferré et les fulgurances de sa poésie souvent obscure… nous sommes des chiens – les gens, il conviendrait de ne les connaître qu’à certaines heures pâles de la nuitla vie est là avec ses poumons de flanelleest-ce ainsi que les hommes vivent et leurs baisers au loin les suiventtout est affaire de décorleur vie de tisanedans le quartier d’Hohenzollern, entre la Sarre et les luzernes
ma dégustation de Ferré à haute dose, d’autant qu’il est jugé sulfureux par mes parents… et pourtant ils exiiistent, les anarchiiistes !
l’étonnement quand les gens n’ont pas les mêmes références

*mon questionnement : pourquoi garder certaines phrases et pas d’autres en mémoire ?
par exemple : et les shadocks pompaient, pompaient…
eins, zwei, drei, Pickepickepockepei
Hope hope Reiter, wenn er fällt, so schreit er

de quoi est faite notre mémoire ?
la marée, je l’ai dans le coeur qui me remonte comme un signe

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(cette photo me fait, modestement natürlich, penser à l’ambiance des tableaux de Hopper)

*envie d’écrire un texte uniquement avec des phrases empruntées qui font partie de moi

*des univers littéraires avec leur langage spécifique, qui sont là comme référence… font partie systématiquement, sinon de mon langage, du moins de ma pensée au moment où je parle d’un des sujets abordés dans le roman, le grand scieur de long pour Bach, les 32 petits osselets pour les dents, le trapèze volant pour s’envoyer en l’air, et la bonne longueur viandeuse, pour ne citer que les principaux.*

*les permanents rappels de mon père pour que je m’intéresse à l’étymologie des mots, ce que je n’ai pas fait pendant longtemps, et qui, maintenant, me passionne.

*la découverte du journal de Jules Renard, et du jeu avec les mots et les expressions.
La lune est pleine, qui l’a mise dans cet état-là ? précédant de peu la découverte du surréalisme, mais surtout du dadaïsme et du lettrisme – et l’intérêt pour le jeu sur les mots, sur leurs sonorités, sur leurs double-sens…
Jeu sur le nonsense, l’absurde, des exemples à foison dans ce journal et des fragments qui surnagent, va-t-en savoir pourquoi – Victor Hugo est né au numéro 86 de la rue de la République, moi, plus modestement au 3.

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*ma détestation de cette même propension au jeu de mot « renardien » quand c’est mon père – grand admirateur de Jules Renard – qui l’appliquait avec moi… Devant un achat de bikini, par exemple, dont je lui demandais comment il le trouvait, il m’avait répondu en le cherchant bien
Maintenant, une même propension à avoir du mal à reculer devant un bon mot

*la délectation devant la polysémie des mots, et les détournements

Enfin… pas n’importe quel détournement, en fait, juste ceux qui sont jouissivement ludiques et décalés !
Pas le genre « cagnottez vos euros » (pub vue hier)…

ma colère contre ceux – politiques, essentiellement – qui nous dépossèdent des mots en accaparant leur sens pour leur faire dire le contraire de leur sens premier : liberté, par exemple (je n’en dresse pas une liste plus longue, ça me rend grave vénère).
Rendez-moi mes mots, putain !

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* Albert Cohen : Belle du seigneur