Au petit matin, je me trouve sur une grève.
C’est ce mot qui sort spontanément, plutôt que « en bord de mer » ou « sur le rivage ».
Ici, il s’impose et je l’associe aussitôt à échouée : peut-on être autrement qu’échoué sur une grève ?
L’expression me paraît exagérément littéraire, je m’en fais la remarque, avec le cortège d’images qu’elle charrie, de baleines blessées, de naufrages, de galères coulées (et le «mais que diable allait-il faire dans cette galère? » me revient, que répétait ma mère en toute circonstance qui lui semblait désastreuse – et presque toutes l’étaient), de poésies apprises à l’école primaire, de tempêtes nocturnes, de destinations lointaines qu’on n’atteindra jamais, et cet échec, justement, nous échoue.
Les associations hasardeuses se déroulent en moi automatiquement, mais je connais la pertinence de ces collisions-là, comme celles des rêves.
Et c’est justement une bribe du rêve de la nuit qui persiste.
Je me trouve sur une grève, je suis une sirène, et je sais que j’ai perdu mes chaussures, en Italie.
Je vois bien que je ne suis pas en Italie non plus, l’image est nette, vaguement familière, même si elle est sépia (comme l’encre de la seiche, avec laquelle on n’écrit plus depuis longtemps).
Je ne sais exactement de quel tissu était fait le rêve qui m’a déposée sur cette grève, peut-être la discussion avec M. sur la nécessité de se révolter, et le souvenir de grèves sauvages, ou alors ma « réussite » récente.
Il y a quelques jours, après des tentatives nombreuses et jusque là infructueuses pour ouvrir mon auto-entreprise, j’ai enfin été enregistrée. J’accompagne maintenant des gens pour des voyages intergénérationnels, et la matière de mon travail est de les amener à se repérer dans les eaux troubles de leur passé.
Je n’ai même pas été étonnée de recevoir mon numéro d’immatriculation au répertoire « Sirène ». J’en ai apprécié le nom, que j’ai pris pour un clin d’oeil, même s’il est hautement improbable de recevoir un signe humain venant d’un registre de la chambre de commerce.
Il me revient tout d’un coup que la légende familiale contient plusieurs histoire de chaussures.
Mon grand-père paternel, Mansueto (en réalité Jean), aurait eu sa première paire de souliers (on employait plutôt ce terme dans mon enfance) à 18 ans, après une enfance dans le maquis corse.
Quant à ma grand-mère, descendant d’un village perché du Piémont pour s’engager comme « mondina » dans la plaine du Pô, elle s’est obligatoirement déchaussée.
Porte-t-on des chaussures dans une rizière, quand on est une va-nu-pieds poussée à quitter son village pour aller travailler au milieu des moustiques ?
Plus tard, la misère lui a fait fuir l’Italie, avec toute sa nombreuse famille, et échouer dans ce sud de la France où je suis née.
Elle n’a jamais imaginé, dans son nouveau pays d’adoption, qu’un de ses descendants s’appellerait Gianni. Une sorte d’écho à Jean.
A notre dernière rencontre, Gianni, qui ignore encore les détails de l’histoire familiale, m’a fait part de sa décision « personnelle » d’apprendre, tout seul, l’italien, à partir de Bella ciao, que je lui ai fait découvrir il y a plusieurs années déjà.
Il m’a demandé s’il est possible que cette chanson parle de lui. Et moi de m’étonner.
Si, a-t-il insisté, ça raconte que je suis parti, mais je ne sais pas où. Tu sais bien, quand la chanson dit « I parti-giani »… Je l’ai détrompé, il n’est pas parti, puisqu’il est ici.
En cherchant avec lui, sur-le-champ, une version enregistrée, je tombe sur le Bella Ciao delle mondine, même air, autres paroles, exposant les conditions terribles de travail de ces femmes, conditions qui semblent d’un autre âge, mais non, finalement.
Maintenant, dans le monde du travail, c’est toujours le même air, même si l’habillage diffère.
Une image de l’enfance me revient, mon grand-père, veuf, homme silencieux et effacé, buvant un peu de vin aux repas du dimanche en famille. Jusqu’à la légère ébriété désinhibitrice l’autorisant à se lever, et à chanter, la main sur le cœur, une chanson que je prenais pour une chanson corse. Avant de découvrir qu’elle était piémontaise. Et que c’était une chanson de mondine.
Troublée, je me mets à la recherche d’un album photo de mon père, dont je me souviens de l’existence, mais pas de l’avoir jamais ouvert.
Les deux premières photos me laissent perplexe.
Mansueto
L’une montre mon grand-père jeune, en tenue de marin, avec un bâchi de marin marqué « Victor-Hugo ».
Qui a pu avoir l’idée saugrenue de donner un tel nom à un croiseur-cuirassé bardé de 50 canons et quelques lance-torpilles ?
Je me demande ce que Hugo aurait pu en penser s’il l’avait su.
J’évoque un instant Léopoldine, est-elle enterrée dans un cimetière marin, ou est-ce que je confonds tout ? Je ne vérifie pas.
Me revient aussi cette image du poète romantique qui se considérait comme un phare… La probabilité qu’un croiseur s’échoue sur un phare m’effleure, mais elle est sans doute infime.
J’évoque avec un sourire mon grand-père, analphabète, embarqué pour la première guerre sur un croiseur dont il était probable que le nom ne lui dise rien.
Après, plus tard, il en a rabattu sur ses rêves de voyage en conduisant le petit train du chantier d’une ville ouvrière, dans le sud de la France, passant et repassant sans fin sur le pont-transbordeur.
Ma grand-mère devant la porte où elle habitait… le marchand de vins a disparu depuis longtemps.
La deuxième photo montre Dora, ma grand-mère italienne, que je connaissais comme couturière, sur le seuil d’un marchand de vins, en 1923. Une donnée inconnue pour moi, jamais évoquée par mon père.
Sur la devanture, le nom de mon grand-père, suivi d’un « Fils », entre parenthèses.
Et là, les eaux troubles du passé, soudain, sont les miennes.
Aucun récit familial n’a jamais évoqué le moindre père à mon grand-père – bien qu’il en ait forcément eu un -, encore moins un marchand de vins (aucune trace dans le village du clan de ce genre de commerce).
Quant à son fils Jacques, il n’a à ce moment-là que sept ans, ce qui est un peu jeune pour être déjà considéré comme partenaire. Par ailleurs, l’inscription ne dit pas «et fils ». Non, seulement « fils ».
Me reviennent en mémoire les deux dates de naissance de Mansueto (aux mêmes prénoms, expliquant que lui, à l’évidence le second enfant ayant remplacé un mort, n’ait pas voulu hériter du nom du premier Jean, se différenciant comme il le pouvait).
D’où ses doutes éventuels sur la personne de son géniteur, le fait qu’il ait prénommé son deuxième enfant Jacqueline, comme une sorte de double bégayant du premier enfant (pour lequel on ne va pas faire pas l’effort de chercher un prénom qui lui soit personnel), et cette répétition me trouble, que je trouve étrangement dénuée d’imagination…
A la fin de sa vie, Mansueto a fait une fugue, la dernière, et on l’a retrouvé devant la base de la marine qui était la sienne. Il était pieds-nus.
Je me trouve sur une grève.
Echouée, bien qu’assurément sur la voie d’une certaine réussite.
J’ai perdu mes chaussures. L’Italie est une partie de mon passé, j’y laisse une empreinte légère.
Que m’importe finalement qu’elles soient perdues ?
J’effectuerai mes séances pieds nus, si c’est mon destin. Cela favorise le rapport à la terre.
Et comme la sirène magique d’un dessin animé que regardait Gianni lorsqu’il était plus petit, je pourrais peut-être m’appeler Dora.
©bleufushia
Bella ciao delle mondine