bleu fushia

always blue


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Night and day

Au petit matin, je me trouve sur une grève.

C’est ce mot qui sort spontanément, plutôt que « en bord de mer » ou « sur le rivage ».

Ici, il s’impose et je l’associe aussitôt à échouée : peut-on être autrement qu’échoué sur une grève ?

L’expression me paraît exagérément littéraire, je m’en fais la remarque, avec le cortège d’images qu’elle charrie, de baleines blessées, de naufrages, de galères coulées (et le «mais que diable allait-il faire dans cette galère? » me revient, que répétait ma mère en toute circonstance qui lui semblait désastreuse – et presque toutes l’étaient), de poésies apprises à l’école primaire, de tempêtes nocturnes, de destinations lointaines qu’on n’atteindra jamais, et cet échec, justement, nous échoue.

Les associations hasardeuses se déroulent en moi automatiquement, mais je connais la pertinence de ces collisions-là, comme celles des rêves.

Et c’est justement une bribe du rêve de la nuit qui persiste.

Je me trouve sur une grève, je suis une sirène, et je sais que j’ai perdu mes chaussures, en Italie.

Je vois bien que je ne suis pas en Italie non plus, l’image est nette, vaguement familière, même si elle est sépia (comme l’encre de la seiche, avec laquelle on n’écrit plus depuis longtemps).

Je ne sais exactement de quel tissu était fait le rêve qui m’a déposée sur cette grève, peut-être la discussion avec M. sur la nécessité de se révolter, et le souvenir de grèves sauvages, ou alors ma « réussite » récente.

Il y a quelques jours, après des tentatives nombreuses et jusque là infructueuses pour ouvrir mon auto-entreprise, j’ai enfin été enregistrée. J’accompagne maintenant des gens pour des voyages intergénérationnels, et la matière de mon travail est de les amener à se repérer dans les eaux troubles de leur passé.

Je n’ai même pas été étonnée de recevoir mon numéro d’immatriculation au répertoire « Sirène ». J’en ai apprécié le nom, que j’ai pris pour un clin d’oeil, même s’il est hautement improbable de recevoir un signe humain venant d’un registre de la chambre de commerce.

Il me revient tout d’un coup que la légende familiale contient plusieurs histoire de chaussures.

Mon grand-père paternel, Mansueto (en réalité Jean), aurait eu sa première paire de souliers (on employait plutôt ce terme dans mon enfance) à 18 ans, après une enfance dans le maquis corse.

Quant à ma grand-mère, descendant d’un village perché du Piémont pour s’engager comme « mondina » dans la plaine du Pô, elle s’est obligatoirement déchaussée.

Porte-t-on des chaussures dans une rizière, quand on est une va-nu-pieds poussée à quitter son village pour aller travailler au milieu des moustiques ?

Plus tard, la misère lui a fait fuir l’Italie, avec toute sa nombreuse famille, et échouer dans ce sud de la France où je suis née.

Elle n’a jamais imaginé, dans son nouveau pays d’adoption, qu’un de ses descendants s’appellerait Gianni. Une sorte d’écho à Jean.

A notre dernière rencontre, Gianni, qui ignore encore les détails de l’histoire familiale, m’a fait part de sa décision « personnelle » d’apprendre, tout seul, l’italien, à partir de Bella ciao, que je lui ai fait découvrir il y a plusieurs années déjà.

Il m’a demandé s’il est possible que cette chanson parle de lui. Et moi de m’étonner.

Si, a-t-il insisté, ça raconte que je suis parti, mais je ne sais pas où. Tu sais bien, quand la chanson dit « I parti-giani »… Je l’ai détrompé, il n’est pas parti, puisqu’il est ici.

En cherchant avec lui, sur-le-champ, une version enregistrée, je tombe sur le Bella Ciao delle mondine, même air, autres paroles, exposant les conditions terribles de travail de ces femmes, conditions qui semblent d’un autre âge, mais non, finalement.

Maintenant, dans le monde du travail, c’est toujours le même air, même si l’habillage diffère.

Une image de l’enfance me revient, mon grand-père, veuf, homme silencieux et effacé, buvant un peu de vin aux repas du dimanche en famille. Jusqu’à la légère ébriété désinhibitrice l’autorisant à se lever, et à chanter, la main sur le cœur, une chanson que je prenais pour une chanson corse. Avant de découvrir qu’elle était piémontaise. Et que c’était une chanson de mondine.

Troublée, je me mets à la recherche d’un album photo de mon père, dont je me souviens de l’existence, mais pas de l’avoir jamais ouvert.

Les deux premières photos me laissent perplexe.

photo montage ©bleufushia
Mansueto

L’une montre mon grand-père jeune, en tenue de marin, avec un bâchi de marin marqué « Victor-Hugo ».

Qui a pu avoir l’idée saugrenue de donner un tel nom à un croiseur-cuirassé bardé de 50 canons et quelques lance-torpilles ?

Je me demande ce que Hugo aurait pu en penser s’il l’avait su.

J’évoque un instant Léopoldine, est-elle enterrée dans un cimetière marin, ou est-ce que je confonds tout ? Je ne vérifie pas.

Me revient aussi cette image du poète romantique qui se considérait comme un phare… La probabilité qu’un croiseur s’échoue sur un phare m’effleure, mais elle est sans doute infime.

J’évoque avec un sourire mon grand-père, analphabète, embarqué pour la première guerre sur un croiseur dont il était probable que le nom ne lui dise rien.

Après, plus tard, il en a rabattu sur ses rêves de voyage en conduisant le petit train du chantier d’une ville ouvrière, dans le sud de la France, passant et repassant sans fin sur le pont-transbordeur.

photo montage ©bleufushia
Ma grand-mère devant la porte où elle habitait… le marchand de vins a disparu depuis longtemps.

La deuxième photo montre Dora, ma grand-mère italienne, que je connaissais comme couturière, sur le seuil d’un marchand de vins, en 1923. Une donnée inconnue pour moi, jamais évoquée par mon père.

Sur la devanture, le nom de mon grand-père, suivi d’un « Fils », entre parenthèses.

Et là, les eaux troubles du passé, soudain, sont les miennes.

Aucun récit familial n’a jamais évoqué le moindre père à mon grand-père – bien qu’il en ait forcément eu un -, encore moins un marchand de vins (aucune trace dans le village du clan de ce genre de commerce).

Quant à son fils Jacques, il n’a à ce moment-là que sept ans, ce qui est un peu jeune pour être déjà considéré comme partenaire. Par ailleurs, l’inscription ne dit pas «et fils ». Non, seulement « fils ».

Me reviennent en mémoire les deux dates de naissance de Mansueto (aux mêmes prénoms, expliquant que lui, à l’évidence le second enfant ayant remplacé un mort, n’ait pas voulu hériter du nom du premier Jean, se différenciant comme il le pouvait).

D’où ses doutes éventuels sur la personne de son géniteur, le fait qu’il ait prénommé son deuxième enfant Jacqueline, comme une sorte de double bégayant du premier enfant (pour lequel on ne va pas faire pas l’effort de chercher un prénom qui lui soit personnel), et cette répétition me trouble, que je trouve étrangement dénuée d’imagination…

A la fin de sa vie, Mansueto a fait une fugue, la dernière, et on l’a retrouvé devant la base de la marine qui était la sienne. Il était pieds-nus.

Je me trouve sur une grève.

Echouée, bien qu’assurément sur la voie d’une certaine réussite.

J’ai perdu mes chaussures. L’Italie est une partie de mon passé, j’y laisse une empreinte légère.

Que m’importe finalement qu’elles soient perdues ?

J’effectuerai mes séances pieds nus, si c’est mon destin. Cela favorise le rapport à la terre.

Et comme la sirène magique d’un dessin animé que regardait Gianni lorsqu’il était plus petit, je pourrais peut-être m’appeler Dora.

©bleufushia

Bella ciao delle mondine

https://youtu.be/6CW6l-A1rnk


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Onirocosmos – autopsie d’un souvenir

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Corail « cerveau de neptune »

Une branche de mon arbre

Va-t-en savoir pourquoi, certains jours, tu te réveilles avec un souvenir qui traverse soudain ton esprit, alors qu’il dormait depuis des lustres dans les méandres poussiéreux de ton cerveau plein de toiles d’araignée.

Pour moi, ce matin, c’est la visite impromptue, dans ma mémoire, d’une famille lointaine, l’oncle « Gêne », sa femme, Marie-Barbe, et leur fille, Marie-Gracieuse…
Je les ai croisés à trois reprises dans ma petite enfance, dans ces occasions qui regroupaient, en grand nombre, les branches éloignées : mariages (de qui ? mystère), enterrements (de ma grand-mère, entre autres, c’est certain, parce que « l’oncle » – grand-oncle, plutôt, donc – était un de ses frères)…
Dans une des rencontres, je crois revoir Marie-Gracieuse jouant à la pétanque. Je me souviens qu’elle avait des tresses.

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Parodie des trois grâces

Jouait-on à la pétanque dans un mariage, en ces temps-là ? Ou s’agit-il d’un souvenir directement transvasé en moi du cerveau de mon grand-père corse, grand joueur de boules devant l’éternel ?

(D’ailleurs, cela fait une éternité que je n’ai pas vu une femme avec des tresses, je m’en fais la réflexion. La tresse est-elle un accessoire de la grâce ?
Je repense à une discussion avec ma coiffeuse  à propos des apprenties qui n’apprennent plus à monter des chignons. Et ça devient une spécialité rare. Alors, la tresse, pensez !)

Je me rappelle cette idée que j’avais alors, et qui s’est gravée ainsi en moi, sans que j’en aie jamais parlé à qui que ce soit : je comprenais qu’on puisse ressentir de la « Gêne » à avoir une femme à Barbe, et que, de ce fait, on ait l’idée de qualifier sa descendance (particulièrement ordinaire, dans mon souvenir) de gracieuse, comme pour rattraper les « tares » que mettaient en « évidence » ces prénoms. Et j’entendais mon père commenter, dans un autre contexte, que « qui se gêne devient bossu », un dicton que je suppose être du cru.

Pour l’oncle, c’est aujourd’hui seulement que je viens de capter comment il devait s’appeler réellement.
Eugène, bien sûr, Eugène le bien né !

Aucune gêne à l’horizon ! Ça alors !

Il m’a fallu tout ce temps pour que mon cerveau efface l’explication inscrite dans ma tête d’enfant logique, il y a 60 ans, et qu’il me fasse accéder à une vérité sans doute plus proche.
Pas si bien né d’ailleurs, Gène : dans une famille pauvre de la plaine du Pô, ayant migré en Provence avant la première guerre mondiale, le « babi » – comme les Marseillais appelaient les italiens (crapauds ! Rien que ça!) – s’était retrouvé fissa sur les champs de bataille. Il en était revenu amoché, avec une blessure qu’il montrait en silence, et qui creusait un long sillon irrégulier et hésitant, couleur bleu nuit, sur son avant bras désormais inutile.

Lors de nos brèves rencontres, je lui avais été présentée, les trois fois : il était alors bien vieux, avait perdu toutes ses dents, ce qui creusait de façon effrayante ses joues maigres, sur lesquelles on m’avait ordonné de déposer un baiser. J’ai vécu là un des premiers cauchemars-fantasmes de mon enfance : celui d’être aspirée, en traversant la peau (le Pô?) à l’intérieur de ses joues, dans ce que j’imaginais comme une caverne. Les trois fois, j’en ai mal dormi pendant quelques jours. J’y tombais inexorablement dès que je cédais au sommeil.

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Levi Van Veluw

Avant le baiser, il avait, les trois fois, mis deux doigts, brièvement, sur une casquette imaginaire, en bredouillant, en guise de présentation destinée à l’identifier, comme une carte de visite imprimée en lui, un « Verdun ! Chemin des Dames ! » dont la signification m’est restée opaque, jusqu’aux cours d’histoire du lycée. Quelles dames ? les siennes, sans doute. Sur leur chemin ? Je le voyais avec du brouillard, le même qui obscurcissait ma comprenette défaillante et ma méconnaissance de la grande histoire.

C’était la seule chose qu’il disait. Pour le reste, le regard dans le vide, dodelinant légèrement, il restait muet.

Quant à la Barbe de sa femme, je sais maintenant que c’est une sorte d’équivalent du « babi » (non, pas de Barbie !) : Barbe, pour barbare, étranger… Elle était corse, c’est dire. Mais pas spécialement poilue ! Tout ce que j’en sais maintenant, c’est qu’elle « cueillait » le linge.

Quant à Marie-Gracieuse (où est passé le « chapeau chinois » qui orne la Grâce et pas la Gracieuse, d’ailleurs?), j’ai pensé très tôt, à moi à qui on demandait souvent de l’être un peu plus que je ne l’étais, que, comme les Aimé, Désiré, Parfait… c’était un prénom qui devait être désagréablement contraignant. Imagine-t-on une mégère s’appeler de la sorte ? Ce genre de prénom oblige à un destin douloureusement conforme.

J’ai envie de partager avec vous ce qui m’a amenée à exhumer Marie-Gracieuse, et qui me donne à penser, à ma manière tournante et tourbillonnante, assez bordélique, je le reconnais aisément, et aux drôles d’histoire que se conte notre cerveau plus ou moins sans notre participation.

Et je me suis amusée à retracer ce qui, dans mon vécu depuis deux jours, m’a conduite à elle aujourd’hui (à elle dont je ne sais rien, ni quelle a été sa vie, ni même si elle est toujours de ce monde).

La vie dans les plis des rêves, conscients ou endormis

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photo trouvée sur Instagram

Avant ces deux jours, je me souviens avoir été intéressée fortement par Henri Michaux et son livre « le rideau des rêves » : il consacrait aux siens un moment chaque jour, et racontait, (sans jamais l’interpréter) en même temps que son rêve, ce qui, des événements de la veille, des rencontres, des lectures, avait créé des associations telles qu’elles finissaient par reconstituer un tout plus ou moins cohérent, et à créer une continuité dans sa vie. Même si les pièces du puzzle semblent toujours assez incomplètes, ne révélant que partiellement le fil que nous suivons.

Je vais m’inscrire dans le fil de cette construction-là.

Ou comment ce qu’on voit et entend nous « agit » en sourdine, donnant naissance à des résurgences inattendues.

1 Ça a commencé par la vue d’un panneau indiquant qu’un trottoir, devant lequel je passais en voiture, était interdit aux piétons. A quoi bon construire un trottoir pour l’interdire ? Qui est censé s’en servir ?

J’ai tourné cette question mollement dans ma tête, et elle m’a amenée au souvenir d’un autre trottoir, photographié auparavant, pour les piétons, celui-là, mais spécialement pour les « piétons provisoires » (avec un « s » à provisoire, les ouvriers de la voirie ne se promenant pas forcément avec le Bescherelle dans la poche).

Fernando Costa, sculpture

2 Réfléchissant à l’impermanence de tout ce qui est, il m’est revenu, dans une association assez vague, l’histoire des « îles temporaires », sur les « tresses des fleuves », et de l’expression « le chevelu naturel des fleuves », dont l’anthropomorphisme sauvage m’a toujours fait rêver, depuis la seule fois où je l’ai entendue.

3 En rentrant, n’ayant pas envie de me coller à la corvée qui m’attendait, j’ai procrastiné en me donnant une excuse : rechercher l’origine de ces îles vagabondes sur l’ordinateur.
Je suis tombée sur les deux opinions en présence, opposées (et dont aucune ne prédomine), expliquant comment un méandre se forme : celle des « compresseurs » et celles des « turbulents », que je préfère, avec leurs « allées de tourbillons »… Parce que les îles, comme les bras morts, ça vient des méandres, qui forment les fameuses tresses. Mais qu’on ne sait pas expliquer à 100% comment tout cela se crée.

4 j’ai compulsé des photos de tourbillons et de méandres (toujours pour les mêmes raisons qu’en 3), et en suis venue aux méandres du cerveau, et à leur relation avec l’écriture.
Méandre était un fleuve turc, puis un dieu grec dont le fils, Calamos, dont on ne sait pas s’il était gracieux ou calamiteux – a un nom qui signifie « roseau » et plus particulièrement « plume à écrire !).
Méandre, comme mon cerveau, était à la fois capricieux et divagant (là aussi, c’est un prénom qui « commande » un peu, comme on dit en provençal de quelque chose qui vous colle à la peau, comme un étrange destin).
Curieusement, les méandres, sur certains fleuves français, s’appellent des cingles.

Il n’en fallait pas plus pour que je dérive sur le fait d’avoir une araignée au plafond, avec sa toile cachée dans un quelconque pli de mon cerveau, qui me rend un peu fofolle, et sans plus de raison, parfois, que les souvenirs et les rêves.

Allée de tourbillon de karman : Majorque vue du ciel (photo Sciences et Avenir)

5 Notre-Dame s’enflamme (de la tête), et je pense à Marie, et à « pleine de Grâce », au coup de grâce, à rendre grâce…

6 Dans ma boîte aux lettres, je trouve une annonce publicitaire : un dépanneur vendeur de télévisions qui propose des « installations effectuées gracieusement »

7 Je me mets à délirer aussi sec – j’adore cette activité qui me fait jouer avec les sens des mots -, en me demandant s’il existe des cours de grâce pendant la formation à l’installation (et une mention spéciale dans le diplôme), si le fait qu’elle soit gracieuse signifie que l’artisan va intercaler un entrechat entre chaque geste technique, ou qu’il va sourire pendant toute l’opération. Ou autre, que je n’imagine même pas.

8 Je tombe sur un article d’une revue de femme expliquant que l’étape cruciale de chaque matin doit être de se maquiller, pour être gracieuse et pour être dans la Beauty sphere.

Et que malheureusement, la plupart des make up ne tiennent pas, et que, le soir, « on découvre avec tristesse que tout a terni ». L’explication en est que les femmes commettent un geste incompréhensible : « pourquoi continue-t-on à se toucher le visage ? Ne devrions-nous pas savoir que cela n’apporte rien de bon ? ». Heureusement, on peut réparer (gracieusement?) la chose en tamponnant la zone T avec un papier de soie.

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Maquillage (les 3 grâces) défilé Vanessa Seward

9 J’entends un policier interrogé sur sa pratique, expliquant que souvent, les interventions de maintenant ressemblent à la guerre, et que, pourtant, « il n’est pas un lapin bleu ». Cette expression étrange se superpose avec les blessures dont il parle. Et avec les champs de bataille, où la nature, et les petits lapins, finissent par réoccuper le terrain, même s’il est pollué.

10 Je repense à l’impermanence de tout, monument historique comme make up, îles, ou arbres des forêts primaires, sans compter les cheveux des tresses, fluviales ou non.

11 Je découvre l’existence du « jeu de grâces », ainsi nommé parce que les bras s’y développent avec grâce, et que c’était un « jeu innocent », et apprends que George Sand y jouait avec un certain Jacques.
Jacques était un des prénoms de mon grand-père. Et de son propre père. Ainsi que de son fils. Marie-Gracieuse ne jouait-elle qu’aux boules, je me le demande (comme je m’interroge sur ce que peut bien fabriquer cet homme, sur l’illustration).

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Jeu des grâces, 1894

Et le fil de l’araignée peut, après tout ceci, se déployer tranquillement, qui me fait déjeuner en rêvassant avec l’oncle Gène et sa charmante fille, pendant que Marie-Barbe, sans doute, dans la salle de bains, pose un papier de soie sur sa zone T. De façon préventive. L’image est un peu passée, mais elle est là, et son incongruité m’étonne doucement.

Sur mon bureau en T, j’empoigne alors mon calamos, et vous livre mes méandres, dans un papier, non de soi(e), mais bien de moi.

©Bleufushia

Onirocosmos ou la vie dans les plis des rêves, titre emprunté à un ouvrage de Romain Verger, dans lequel il explore le rapport de Michaux au rêve.


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L’ange du sable

susana blasco antiheroes

Susana Blasco : antiheroes

« Qui sait ce que voit l’autruche dans le sable ? » (Samuel Beckett)

Il y a quelques jours, bien que l’automne soit déjà bien entamé, j’ai amené mon petit-fils à la plage.
C’est un garçon curieux (dans les deux sens du terme : à la fois empli de curiosité, et plein d’envies qui me semblent souvent plus « adultes » que son âge – lui n’a encore qu’un « petit cinq ans », selon ses dires).

Ce jour-là, il avait décidé qu’il passerait désormais, à compter de ce moment précis, et sans plus tarder, le reste de sa vie à voyager « de par le vaste monde » (je cite).

©Bleufushia

Il m’a convaincue d’amener dans mon sac de plage un certain nombre d’accessoires indispensables au voyage, dont un volumineux atlas que, malgré son poids et son encombrement, il avait tenu à porter lui-même, comme pour souligner la solennité et l’irréversibilité de sa décision.

Il s’est installé avec pelle et râteau dans un coin. L’atlas ouvert par mes soins à la page demandée, il s’est mis à creuser consciencieusement un petit trou, qui, peu à peu, est devenu de plus en plus profond. Il s’interrompait régulièrement pour vérifier sur l’atlas, pour ne pas creuser pour rien.
Que fais-tu, mon bonhomme ?

Ben, une expédition !

Ah bon, et vers où ?

Il a soufflé, un peu, doucement, pour montrer que je devrais quand même m’appliquer à suivre un peu !
Voyons, Mamili, je creuse pour arriver au Sahara. Il a rajouté doucement : tu te souviens, je te l’ai dit tout à l’heure.

Il a rajouté qu’il avait décidé de prendre un raccourci par un terrier de suricates, et qu’on y était presque.

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Avoir des terriers de suricate sous mes pieds m’inquiétait un peu, mais je n’en ai rien laissé paraître : être la grand-mère d’un explorateur exige un minimum de tenue, que diable ! Je tiens à me montrer à la hauteur.
En tout cas, moi qui suis d’un temps (que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître) où « sous les pavés », tout le monde savait bien qu’il y avait « la plage », je ne connaissais pas la version : « sous la plage, le Sahara ».

Je me suis égarée un bref instant, «à mille miles de toute terre habitée»*, plongeant  dans le souvenir du bac à sable de mon école maternelle (ça existe encore, ces trucs-là plein de microbes ? sûrement pas…).

Autour du bac de mon enfance, on tournait en demandant, dans une litanie que j’ai encore dans l’oreille, un mystérieux « qui veut jouer avec moi à la terre fiiiiii-neuu ? ».

Je ne sais qui avait inventé cette histoire de terre fine, mais c’était d’un exotisme torride pour moi. Aussi torride que le désir qui m’habitait envers les deux Michel : j’étais folle amoureuse des deux, et ne savais lequel j’allais épouser. L’un était très mignon et très gentil, l’autre moins beau, un peu plus macho, mais infiniment rebelle (il disait des gros mots à une époque où ça ne se faisait pas du tout !). Dans mon cœur, j’en pinçais un peu plus plus le mal élevé ! Où vont se nicher les désirs anciens ? et que sont mes amours devenues ?

La réalité me sort de la bulle du souvenir.

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Taeeun Yoo : Pez rojo

Mamili, une tempête de sable !
Le temps de mon rêve (mais sait-on jamais combien durent réellement les rêves ?), le vent chaud avait forci et les rafales brutales à plus de 100 km/heure ont eu raison de nous : nous sommes allés nous abriter.

Le sable nous piquant les yeux, j’ai mis un chèche sur la tête de mon « Petit Prince », pour le protéger.
Il n’y avait aucun doute, sur le chemin qui nous menait à notre campement, sous nos pieds, les dunes mugissaient leur chant profond**. Je me sentais émue.

Mon petit fils était aux anges (le matin même, il m’avait demandé si je savais «qu’au tout début, les anges, c’était des fraises ? ») :

Johann Scherft

tu as vu, on est arrivé !

On avait abandonné l’atlas. Mais en avait-on encore besoin ?

On s’est versé un petit thé chaud.
J’ai ouvert mon ordi, pour repérer notre position… zut : en panne !

J’ai branché le programme de diagnostic.

Mon écran affiche :
« EXPERIMENTAL :
Problème avec le bac à sable*** »

Pourquoi cette réponse m’étonne sans m’étonner pour autant ?

J’essuie de ma main quelques grains qui crissent sous mes doigts.
Qui a prétendu qu’une pénurie de sable guette le monde ?

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©Bleufushia

*Le Petit Prince : Antoine de St Exupéry, livre qui a bercé mon enfance, et que j’ai su par cœur pendant longtemps.

**Pour qui ne connaît pas le fascinant chant des dunes mugissantes

https://www.youtube.com/watch?v=t6Zt4XCHj3U

*** vous pouvez vérifier : ça existe vraiment !


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Avanti !

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Antonio Gramsci

Ce matin, j’ai bien commencé mon année.
J’ai d’abord reçu le joli vœu d’un ami cher, qui m’encourage à continuer à tracer calmement mon propre chemin.
J’ai bien aimé l’image qu’il me renvoie d’une vie comme un voyage sereinement buissonnier, avec un certain dépouillement que le parcours encourage.
Puis j’ai rencontré Gramsci, enfin, plutôt un texte qu’il a publié un premier janvier, il y a 101 ans, qui fait écho à cette idée de continuer à parcourir.
Ceci et cela dans la continuité d’une découverte très récente, qui m’enchante au point de vouloir tenter de la partager avec vous, une histoire de chemins, justement également, et de nomadisme…

Ainsi est-il des jours immobiles – comme est celui que j’ai entamé sous un beau ciel – où l’absence de mouvement en moi n’est qu’apparente, et où, comme la sève invisible en hiver, un frémissement imperceptible couve sous la peau.

Evidemment, je ne sais pas vraiment (et ne veux pas savoir) quel est mon chemin avant de l’avoir tracé, et ce n’est pas par une attitude volontariste que j’entends le mener (celle qu’on trouve dans les « résolutions » de début d’année, où il est question de faire, ou de tenter de faire, plutôt que de s’appliquer à être). Je ne souhaite pas qu’il me conduise vers un but précis.
Je l’aimerais plutôt vagabond, nomade justement, anarchique autant qu’anarchiste, fait de rencontres impromptues, de contacts, d’ouverture, de créations modestes, et de sensations reliées au monde tel qu’il palpite. Humain, juste humain.

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Chemins éphémères pour une cartographie personnelle ©Bleufushia

Je m’aimerais à la fois « ivre de vie intense » et « glissant mon aile sur le vent ».

Mais avant que je partage mon dernier émerveillement de 2016 avec vous, un extrait du texte de Gramsci dont je vous parlais* :

« Je déteste le jour de l’an »

« Chaque matin, à me réveiller encore sous la voûte céleste, je sens que c’est pour moi la nouvelle année. C’est pourquoi je déteste ces « nouvel an » à échéance fixe, ces jours de jubilation aux rimes obligées collectives, qui font de la vie et de l’esprit humain une entreprise commerciale avec ses entrées et sorties en bonne et due forme, son bilan et son budget pour l’exercice à venir. Ils font perdre le sens de la continuité de la vie et de l’esprit. On finit par croire sérieusement que d’une année à l’autre existe une solution de continuité et que commence une nouvelle histoire, on fait des résolutions et l’on regrette ses erreurs etc. etc.

Je veux que chaque matin soit pour moi une année nouvelle. Chaque jour je veux faire les comptes avec moi-même, et me renouveler chaque jour. Aucun jour prévu pour le repos. Les pauses je les choisis moi-même, quand je me sens ivre de vie intense et que je veux faire un plongeon dans l’animalité pour en retirer une vigueur nouvelle. Pas de ronds-de-cuir spirituels. Chaque heure de ma vie je la voudrais neuve, fût-ce en la rattachant à celles déjà parcourues|…] »*

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Quelque part au Brésil © Richard Roux

Le chant et le territoire

J’ai appris l’existence du « labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien, connu des Européens sous le nom de songlines, « itinéraires chantés » ou « piste des rêves » et des aborigènes sous le nom d’ « empreintes des ancêtres » au fil du Chant des pistes**, intéressant livre de voyage de Chatwin.
J’y ai relevé pour vous des éléments qui me fascinent.

Au « Temps du Rêve », raconte-t-il, des êtres totémiques ont parcouru tout le continent en chantant le nom de tout ce qu’ils ont croisé en chemin (oiseau, plantes, animaux, trous d’eau, rochers) et c’est ce chant qui a conféré son existence au monde.

Exister, c’est donc être perçu au rythme lent de la marche, nommé, et de plus, nommé en musique.

De ce fait, « dans la foi aborigène, une terre qui n’est pas chantée est une terre morte puisque, si les chants sont oubliés, la terre elle-même meurt ».

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Jennifer dreamtime (Jennifer Inkatji) carte topographique de sa région

Chatwin raconte même l’histoire d’un homme, Cheekybugger, qui, face à un ennemi, préfère donner son chant plutôt que risquer de le perdre (s’il advenait qu’il soit tué).
« Lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre a laissé dans son sillage une suite de notes de musiques : ces pistes de rêve forment dans tout le pays des « voies » de communication entre les tribus éloignées. »
Un chant, outre qu’il a fait prendre corps à ce qui environnait l’homme, est donc « à la fois une carte et un topo-guide. Pour peu que vous connaissez le chant, vous pourrez toujours vous repérer sur le terrain ».

« La totalité de l’Australie peut être lue comme une partition musicale. »

Chaque lieu est un « rêve ».

En voyage, on peut chanter : « ça fait venir le pays plus vite ».
Si on demande à un aborigène quelle est l’histoire de  tel endroit, sa réponse mentionne « qui » est le lieu, le site sacré : « kangourou », « lézard », « les œufs du serpent arc-en-ciel » par exemple, selon l’ancêtre qui lui a donné naissance. Entre deux sites, la distance est considérée comme le passage du chant.

L’aborigène hérite d’un rêve (pas forcément le même pour tous les enfants d’une même mère – en fait, ce rêve est reçu au moment où la mère sent pour la première fois l’enfant bouger dans son ventre : elle repère l’endroit, et cet endroit est ensuite offert à l’enfant).
Il dit alors qu’il a un rêve lézard, par exemple. Ce qui signifie qu’il a le lézard en totem, et qu’il appartient au « clan » des lézards. Il est bien sûr exclu, dans cette situation, qu’il chasse des lézards.

De même, il n’est pas propriétaire du lieu qui lui est échu. La possession  est un concept qui n’existe pas. Mieux encore, il a un « directeur rituel » (le kutungurlu) qui  est responsable de son lieu (en accord avec lui), et lui va s’occuper du lieu de l’autre.

Ainsi, le territoire n’est pas délimité par des frontières, mais conçu comme un réseau  de lignes croisées. Chacun reçoit en héritage un tronçon du chant de l’ancêtre, et un tronçon du pays où « passe » ce chant.

L’homme qui suit un itinéraire chanté trouve sur son chemin des gens appartenant au même « rêve » que lui – c’est-à-dire descendant du même ancêtre totémique, celui qui le premier a chanté cet itinéraire – et il peut être assuré de rencontrer un bon accueil. « A la longue, il devient la piste, l’ancêtre et le chant. »
Sur chacune de ces lignes, les aborigènes pratiquent des échanges de choses inutiles ou banales, qui n’ont d’autre but que d’être une « prise de langue », pour échanger l’essentiel, les chants, et permettre aux autres des droits de passage.

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Kalaya Tjukurpa (Bradley Tunkin)

Lors des cérémonies, tous les chants correspondant à une piste sont chantés dans un ordre immuable pour célébrer la création (si l’ordre n’est pas parfait, il y a, symboliquement, abolition de la création).

Les ethnologues se sont aperçus que les chants pouvaient être transmis par télépathie, et certains aborigènes peuvent ainsi connaître des régions très éloignées, dans des endroits où ils ne sont jamais allés auparavant.

« Un membre d’une tribu A, qui vivait à l’extrémité d’un itinéraire chanté pouvait entendre quelques mesures chantées par la tribu M et, sans connaître un mot de la langue de M, savoir exactement quelle terre était chantée (une terre située à plus de 1800 km de là), grâce à la structure mélodique. Il serait capable de chanter ensuite ses propres paroles (sa traduction, en fait) en les substituant aux paroles initiales, pour décrire l’endroit.
Le profil mélodique du chant décrit, en quelque sorte, la nature du terrain concerné, comme de la musique (efficacement) descriptive.

Un chanteur expérimenté, en écoutant la mélodie, pouvait compter le nombre de rivières à traverser, les montagnes à gravir et en déduire à quel endroit de l’itinéraire chanté il se trouvait. »

Le personnage central du livre (qui n’est pas aborigène) conclut alors, sous forme de question à méditer :

« La musique serait une banque de données servant à trouver son chemin dans le monde ? »

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Ata Get

I have a dream…

Creuser mon sillon en chantant mon rêve, me fondre avec ce chemin et ce rêve éveillé, marcher toujours sur des routes d’autant plus réelles qu’elles sont imaginaires, échanger ma musique personnelle (et néanmoins reçue de mes ancêtres) avec d’autres humains nomades, voilà qui me semble, à défaut de constituer une résolution, être un programme qui me sied bien pour le siècle à venir (ne nous la jouons pas petit braquet).
Qu’on se le dise !
Et que votre propre chemin soit fertile et passionnant, voilà ce que je vous souhaite en ce jour.

©Bleufushia

*traduction d’Olivier Favier, trouvée sur son (excellent) site dormirajamais.org

** le chant des pistes (Bruce Chatwin), dernier voyage en Australie peu de temps avant sa mort (en 1989)

Le livre de Chatwin a été écrit à un moment où les blancs avaient déjà commencé à construire des lignes ferroviaires, à détruire une partie de ces lignes, à regrouper les aborigènes dans des villages… Dans les années 70, de plus, ils ont fourni aux aborigènes du matériel de peinture, et ils sont transcrits leurs cartes orales en œuvres apparemment abstraites. Ensemble de lignes et de points, elles retracent un territoire, représentant aussi, pour certaines, l’animal totémique associé au rêve. Ces peintures splendides sont devenues une source de richesse pour les blancs, et sont « extérieures » aux traditions. Chez les aborigènes,  l’art graphique est éphémère.


10 Commentaires

Michelines (rêve)

1024px-Micheline_XM_5005_Mulhouse_FRA_001Je suis dans une gare qui ressemble à celle de Canfranc.

Les rails abandonnés courent et s’enchevêtrent avec les herbes folles, et le bâtiment gigantesque continue sa lente désagrégation. Ma fièvre trouble mon regard et je crois le voir s’écrouler sous mes yeux. La sensation d’étrangeté éprouvée dans ce lieu (en vrai) est là, avec l’impression vivace d’errer au milieu d’un rêve figé.
Bizarre de mélanger un rêve fictif avec un rêve réel.
Bon, pourriez-vous me dire… qu’est-ce qu’un rêve réel ?
En tout cas, mon train est là. Le passé aussi.
Le train est bleu, c’est une micheline qui doit m’amener à ma leçon hebdomadaire de piano.
Pas certaine que la micheline de mon enfance ait été bleue, mais dans le rêve, elle est comme ça.
Le mot de « micheline » me revient au moment où j’en gravis les marches, ces deux marches qui se rabattent quand le train part.

C’est un mot que j’avais remisé tout au fond de mon sac à mots du passé. Il y voisine avec « train auto-couchettes », dans le même ordre d’idée, ou « formica » et « robot-marie » – je me souviens d’une scène où le vendeur du village faisait l’article à ma mère en répétant en boucle, à propos d’une des fonctions du-dit robot-marie, un « ça hache tout » un peu hystérique…
Parfum d’une autre époque.
Il faudra que j’établisse une liste de ces mots de mon enfance. Mais là, dans le rêve, je n’en ai pas le temps.

Quand a-t-on cessé de dire « micheline » ? A-t-on, d’ailleurs, cessé ?
Cette nuit, je ne sais pas s’il s’agissait d’une vraie micheline.

(site sur l'histoire de Michelin)

(site sur l’histoire de Michelin)

L’odeur tapie dans mes souvenirs revient, nette, sans hésitation possible. Le bruit, qui me permettrait de le savoir, est absent.

J’en descends, en gare de Toulon, ce qui m’est permis par le rêve, et se raccroche sans secousse à une vérité de ma réalité passée. Mais je peine à trouver la sortie, il n’y a pas de quai et je me prends les pieds dans des rails rouillés.
Quand, enfin, je m’en sors,
je marche un peu vers la basse ville, sonne, monte trois étages d’un immeuble un peu miteux.

Je suis arrivée chez Micheline Michel, avec laquelle j’ai fait mes débuts.
Gamine, je me demandais comment on avait pu donner un nom de train à cette vieille fille un peu rêche.Et pourquoi cette répétition un peu ridicule ?
Pourquoi, aussi, un train  pouvait avoir un nom de femme. Ça, je le sais maintenant seulement. Je l’ai lu hier, au hasard d’une recherche.

J’ai gardé ces questions pour moi, jusqu’à aujourd’hui.
Comme beaucoup, je rêvais d’être une virtuose soliste, passant d’une scène célèbre à une autre, toujours sous les feux de la rampe. J’avais déjà, très jeune, choisi mon nom de vedette : Estrella Luz (le nom de famille ressemblait de près à celui de ma mère). Et la robe à paillettes qui allait avec. Infiniment plus chic que Micheline Michel et son appartement près du port, dans cette rue un peu obscure et sale où elle habitait.

chemin-de-fer-train-cle-de-sol-portee-musique-tag alorsquoidefun-frDans le songe, il me semble tout à coup d’un très mauvais augure que le nom de mon professeur ait été bégayant de la sorte – quelle drôle d’idée d’appeler quelqu’un comme ça -, et associé à un train qui n’est pas spécialement un rapide.
Comment réussir un début fulgurant en commençant sous ces auspices ?
C’était de mauvais augure et il est finalement heureux qu’il se soit réalisé.

A posteriori, je n’aurais pas aimé vivre cette vie-là.
Mais si je n’ai pas fait carrière, j’aurais pu entrer dans la finance grâce à elle.
Mademoiselle Michel avait une pédagogie fondée sur la récompense. Elle donnait en fin d’heure à qui avait bien travaillé un sucre d’orge. C’était généralement mon cas. Mais je détestais cela.
Du haut de mes 7 ans, très rapidement, j’ai osé le lui dire.

Elle, embêtée, m’a demandé ce qui me ferait plaisir à la place.

J’ai répondu « une pièce de 1 franc », avec un tel aplomb, probablement, qu’elle n’a pas osé dire non (je ne sais plus de combien était le prix d’une leçon, mais il n’était pas énorme, et 1 franc, ça n’était pas totalement rien).
C’est comme ça que tout mon apprentissage a été rémunéré.
Meilleur plan, non ?
Je n’ai jamais raconté à mes parents mes débuts dans la finance, ni la façon dont cet argent a été transformé en Car en Sac (ni le délice des délices de cette double transgression !) et mes dons en la matière se sont limités à cet épisode.
Ce qui est heureux aussi.
Vous me voyez dans la finance, vous ?

©Bleufushia
N.B. si ce rêve a été fait sous forte fièvre, ma prof de piano s’est vraiment appelée ainsi, j’y allais en micheline, et la gare de Canfranc m’a fait halluciner lorsque j’y suis passée, avec son air de reste de guerre bactériologique !