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Du bleu

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Jean-Marc Tingaud, image extraite du recueil « Intérieurs », prise à Naples

Le bleu ne fait pas de bruit.

C’est une couleur timide, sans arrière pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l’attire à soi, l’apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle, il s’enfonce et se noie dans se rendre compte de rien.

Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux.

[…] On voudrait jardiner ce bleu, puis le recueillir avec des gestes lents dans un tablier de toile ou une corbeille d’osier. Disposer le ciel en bouquets, égrener ses parfums, tenir quelques heures la beauté contre soi et se réconcilier.

[…] Assis sur un rocher ou sous un parasol rouge, allongés dans le pré bourdonnant d’insectes, les deux mains sous la nuque, agenouillés dans la fraîcheur et l’obscurité d’une église, ou tassés sur une chaise de paille entre les quatre murs de la chambre, tête basse, les yeux fixés sur un rectangle de papier blanc, nous rêvons à des estuaires, des tumultes, des ressacs, des embellies et des marées.

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La muchacha en la ventana, Dali, 1925 (en fait, sa soeur)

[…] Le ciel est de tuiles blanches. La sieste de la mer creuse une longue cicatrice d’encre sur la joue de l’horizon où les voiliers tracent de grandes routes calmes et plantent leur amour d’oiselier d’un blanc très nu.

Des jardins superflus poussent plus haut vers le large, odorants de menthes, de myosotis et d’impatientes. Une rumeur de lilas dégringole vers la mer quand, sur les balcons de bois peint, le coeur des marins s’éclaboussent.

[…] C’est un dimanche d’été dans l’antichambre de la mer. Les rideaux tirés baillent un peu. La lumière clignote. Son eau claire coule et tremble sur le bois ciré des meubles et le papier. Une frêle escadre est en partance. Et le tangage calme d’un poème. Un désir s’éveille ou s’endort

[…] Le monde est un vaste pays inconnu que l’on contemple depuis des terrasses. On choisit les chambres avec vue, celles qui donnent sur la mer, même si l’on sait que la mer ne se donne pas.

Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu

En écho, le bleu de la voix de Tom waits évoquant la très bleue Valentine

 

 

 

 


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Paradoxe

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©Bleufushia

Il est là, devant moi, immobile, mort, lui dont on disait, avec un léger sourire, c’est vraiment un bon vivant.
Expression bizarre, accolée à des gens qui profitent de la vie d’une façon si extrême que la première chose qu’on se dit, à les voir, c’est : celui-là, il ne fera pas de vieux os.
Expression qui appelle son contraire dans un couple toujours orphelin : s’il y a des bons vivants, il n’en est pas de mauvais, pas plus qu’on ne parle de triste drille, ou de chaude lapine.
Je repense à ce film brésilien, dans lequel un personnage commente le tic tac de l’horloge : « quand elle égrène des secondes, tu entends : une de plus, une de plus, alors qu’en réalité, elle te dit : une de moins, une de moins ».

Le bon vivant est finalement, dans le même temps où il jouit de la vie, le plus mauvais vivant possible.

©Bleufushia

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©Bleufushia


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Atmosphère, atmosphère…

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(photos bandol-blog.com)

Expérience singulière que celle que j’ai vécue cet après-midi.

Je séjourne actuellement dans le village de mon enfance, station balnéaire méditerranéenne « moderne » (malgré le passage de dinosaures style Sylvie Vartan).
A la faveur d’une journée médiocre – venteuse, le ciel menaçant, la température s’apparentant à un mois d’avril -, je décide d’aller au cinéma ; je sais que l’an dernier, on y a inauguré un système de son numérique, je me demande même si je prends une petite laine pour affronter la climatisation glaciale que je connais l’été dans les cinémas de mon habituelle « grande » ville, finalement, je m’abstiens et je m’aventure.
L’entrée du « Caméra » est inchangée (je précise que je n’y ai pas mis les pieds depuis 40 ans), avec la même dame que toujours à la caisse (la mère du propriétaire de mon enfance), qui a dépassé depuis longtemps l’âge légal de départ à la retraite, le propriétaire – qui a bien vieilli – le coin « bar », les publicités à l’ancienne, les photos sous vitrine de vedettes du temps de ma jeunesse, protégées par un film plastique épais.
Malgré cela, je ne me suis pas attendue, jusqu’à la dernière minute, à l’entrée dans la salle : j’ai cru embarquer d’un coup dans la machine à remonter le temps : les mêmes sièges, le même renfoncement (coin des amoureux) qu’alors – je suis allée m’y asseoir – les radiateurs d’époque, la couleur d’alors, le même écran entouré d’un ovale en stuc contourné.
Lorsqu’on y bouge, le revêtement des sièges fait entendre un délicat crissement, reconnaissable entre mille (peut-être parce que c’est un bruit qui a l’acuité de ce qu’on n’entend que dans le noir).

Un havre d’avant dans un océan de modernitude standardisée et clinquante.

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L’enfance comme si vous y étiez !
Evidement, une fois là, mon interrogation au sujet de la clim m’a fait rigoler : une telle installation n’a pas dû passer une seconde à l’idée du proprio des lieux.

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Dans cette atmosphère, j’ai vu le dernier Guédiguian (Au fil d’Ariane), qui, comme tous les films de ce réalisateur, cultive la nostalgie d’un monde passé, ce qui a encore renforcé l’aspect « cinema Paradiso ».
Quelques heures après, je m’esbaudis de taper ce message sur un ordinateur (constraste renforcé par le fait que je suis installée sur mon bureau de lycéenne, celui où j’ai sué sur mes disserts de philo).

La vie a parfois une saveur oubliée.

©Bleufushia


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Fermé pour inventaire

(Keren Ann, dans l’album éponyme 101 – nombre palindrome – sorti en 2011, à partir du nombre d’étages d’un gratte-ciel de Taïwan, le Taipei 101)

Je suis fascinée depuis toujours par les listes, les inventaires, les énumérations, les accumulations… en littérature (comme les listes de Nick Hornby dans Haute Fidélité, par exemple), dans les arts plastiques (les oeuvres du brésilien Arthur Bispo do Rosario, ou les obsessions du polonais Roman Opalka, pour ne citer que ces deux artistes), au cinéma (les listes récapitulatives de Nino Moretti… et j’en passe)

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Roman Opalka

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 La liste mystérieuse de Keren Ann – avec son déroulement presque fantomatique – me donne la sensation d’ouvrir des espaces, même s’il s’agit d’un compte à rebours, dont le terme, par définition, est fixé d’avance !
Le premier inventaire découvert – chronologiquement – a été celui de Prévert (dans Paroles), que je relis toujours avec bonheur :

Une pierre
deux maisons
trois ruines quatre fossoyeurs
un jardin
des fleurs

un raton laveur

une douzaine d’huîtres un citron un pain
un rayon de soleil une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d’honneur

un autre raton laveur

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Arthur Bispo do Rosario : 8034 boutons pour paletot… (Photo Blaise Adilon)

un sculpteur qui sculpte des Napoléon
la fleur qu’on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin
deux filles de joie un oncle Cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé
une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens
un cannibale

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©Bleufushia

une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon sang une mouche tsé-tsé un homard à l’américaine un jardin à la française
deux pommes à l’anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d’acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de Marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d’inattention
et…
cinq ou six ratons laveurs
un petit garçon qui entre à l’école en pleurant
un petit garçon qui sort de l’école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d’instruction en vacances assis sur un pliant

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3 sinistres individus et 5 bananes (Mur de Berlin) ©Bleufushia

un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo
un soleil d’Austerlitz
un siphon d’eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde
deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d’entr’acte
et…
plusieurs ratons laveurs.

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… et sept ou huit couvre-chefs ©Bleufushia


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Portrait de femme en animal marin

C’est moi à deux ans. Accroupie dans la mer, à un mètre du bord, je fixe l’objectif d’un air peu amène. Le photographe, mon père sans doute, osera-t-il, une fois le cliché pris, me faire sortir de l’eau ? Il suffirait qu’il me regarde pour comprendre que j’opposerai la plus grande résistance, et que ni persuasion, ni empoignade n’auront raison de mon obstination. Il me conduit quand même de force sur la plage, je suis encore trop petite pour lutter, mais les jouets qui m’y attendent, seau, pelle et moules à pâtés, ne m’intéressent pas. Le seul vrai bonheur est dans l’eau, je le sais déjà, et j’y retourne inlassablement, dès que je peux tromper sa surveillance. Je n’ai pas besoin d’accessoire, je nage dans l’essentiel.

C’est moi à quatre ans. Debout cette fois, toujours au même endroit, de l’eau jusqu’à la poitrine, les cheveux dégoulinants, la peau mouillée, je maintiens de la main droite la vitre de mon masque, instrument provisoire (rapidement, je saurai m’en passer). Il est destiné à affirmer que je ne suis qu’en transition dans l’univers terrestre, et que je ne concèderai pas plus d’une seconde au preneur de photo. D’ailleurs, l’image est un peu bougée. J’ai autre chose à faire de ma vie, je m’en vais explorer le fond de l’univers. Il m’est urgent d’aller plus profond.

C’est moi à 7 ans. J’apprends, en leçon de choses (pourquoi le mot choses pour désigner l’humain ?), que notre corps est composé à 90 % d’eau. La proportion me semble normale en ce qui concerne les autres, mais improbable pour moi. Je dis à la maîtresse qu’il y en a plus que 90%, dans mon corps à moi, j’en suis sûre, mais elle rit stupidement. Je n’étudierai jamais les sciences exactes, je le sais à cet instant précis. Mes sensations sont infiniment plus réelles que leurs mesures abstraites. A la question, qu’est-ce que tu veux faire plus tard, quand tu seras grande, une seule réponse : « sirène », comme une évidence.

C’est mon anniversaire, j’ai 8 ans : je ne veux pas de gâteau, je l’affirme franchement, pour la première fois. Je déteste le sucre. Le sel, il n’y a que le sel. J’ai obtenu, je ne sais comment j’y suis parvenue, qu’on le remplace par des oursins. Mes parents me trouvent bizarre, ils se désolent derrière mon dos. Comment y planter des bougies, c’est la seule question qui les agite. Décidément, je ne suis pas bien « normale ».

C’est moi un peu plus tard. Je suis pataude, mon corps maladroit, poussé trop vite, m’encombre. Je tombe souvent et j’ai les genoux couronnés. Je retrouve Pierre, mon complice en eau de mer, derrière le « Chris Craft », un bateau échoué le temps d’un été sur la plage. On passe des journées à plonger de la jetée, nos corps suspendus avant d’interminables danses aquatiques, élégance fluide du mouvement, délivrance de l’apesanteur, frôlements, jouissance de cette sensation intense des pleins et des déliés de ma belle écriture marine. Le soir, nos yeux rougis font des points sur les i de notre histoire liquide.

J’ai dix ans, mes cheveux sont longs, je les ai fait pousser pour qu’en ondulant, ils me frôlent en se mélangent aux algues qui flottent, lorsque la tempête a remué les fonds marins, en arrachant les posidonies avec violence. Je me fais photographier, avec cette coiffure composite, qui veut affirmer ma vraie nature, du moins celle qui est conforme à mes désirs. C’est la seule photo souriante de ma collection. J’ai un maillot bleu, on ne me fera pas porter d’autres couleurs. A la rigueur du vert.

C’est moi à 16 ans, j’écoute en boucle Léo Ferré chanter « La mémoire et la mer ». La marée, je l’ai dans le cœur, elle me remonte comme un signe… La fille verte de son spleen, c’est moi, c’est évident. Mes premières lettres d’amour, je les signe Marine. C’est un bel italien, il s’appelle Ulisse. Je rentre dans l’eau et je nage au large, jusqu’à n’être plus qu’un point sur la ligne d’horizon. Je pourrais me perdre au loin. Cependant, à cet âge-là, la raison l’emporte encore et je finis toujours par revenir sur la grève.

C’est moi à 18 ans, le cliché, pris au zoom, me montre en rappel sur le 420. Pierre est à la barre, et moi, je m’enivre d’éclaboussures iodées, le visage giflé par les vagues, glissant arc-boutée au dessus de la mer, en communion parfaite avec elle. Après, le sel dessine des marques irrégulières sur ma peau, tatouages toujours renouvelés, cartographie changeante de ma géographie intime.

C’est plus tard. Maintenant, j’ai l’âge de voler de mes propres ailes, c’est ce qu’on me dit. Moi, je le formule autrement dans ma tête, quelque chose comme « j’ai l’âge de nager de mes propres nageoires », mais j’ai peur qu’on ne me comprenne pas. On me propose une bonne situation à Paris, moi, je plaque tout, sur un coup de tête, pour aller m’installer sur l’île. Je pourrais être gardienne de phare, peut-être. Le soir, après avoir plongé mon corps dans l’eau violette, je mouille de grandes feuilles et peins des aquarelles. Un seul bateau par jour me relie à mes semblables. Semblables ? Que les mots sont étranges, parfois !

C’est moi à trente ans, j’ai une affection de la peau. Elle se recouvre de minuscules écailles. Le dermatologue y perd son latin et me regarde d’un air curieux. Je souris en douce. L’idée que ça puisse être un cas rare d’adaptation au milieu me comble.

C’est moi maintenant. Si vous me cherchez vraiment, vous pourrez me trouver là-bas, après la dernière bouée, mon corps abandonné, flottant sans effort, lascif et heureux, au gré des courants marins.

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Lettre au Provéditeur-éditeur sur un problème quapital et quelques autres

Jean-Baptiste Carpeaux : Jeune pêcheur à la coquille – 1857

Comprenez-vous, monsieur, je ne suis pas de ceux qui éprouvent l’inepte besoin de penser qu’ils pensent avant que de commencer à. Aussi, c’est sans préavis qu’il m’est venu, subitement, dans mon bain comme Archimerdre, des résultats. Que je me sois trouvé à la minute précise en train de me passer les précieuses au savon (Cashmere Bouquet de Colgate ; le point peut avoir son importance un jour) a sans doute une part dans l’éblouissement qui m’atteignit soudain.
Toujours est-il que la chose m’est apparue d’importance et propre à me hausser d’un cran dans votre estime : vous concevrez que nul travail, cette récompense en vue, n’eût paru d’intérêt suffisant pour retarder la mise en graphie de cette méditation.

Le problème est cette fois, monsieur, celui de la couille. (J’aurais pu dire celui de la coquille, mais je cède au goût du sensationnel, vous voyez, c’est un faible bien inoffensif.) De fait, il s’agit d’un problème de conchyliorchidologie (ou d’orchido-conchyliologie, qui me paraît, si plus orthodoxe, moins expéditif ; donc, je garde le premier).

AXIOME

Retirez le Q de la coquille : vous avez la couille, et ceci constitue précisément une coquille.

Je laisse à cet axiome, monsieur, le soin de perforer lui-même, de son bec rotatif à insertions de patacarbure de wolfram, les épaisses membranes dont s’entoure, par mesure de prudence, votre entendement toujours actif. Et je vous assène, le souffle repris, ce corollaire fascinant.

Et ceci est vrai, que la coquille initiale soit une coquille de coquillage ou une coquille d’imprimerie, bien que la coquille obtenue en fin de réaction soit toujours (à moins de marée extrêmement violente) une coquille d’imprimerie en même temps qu’une couille imprimée.

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OXO Pascal Le Coq (revueoxo.blogspot.com)

Vous entrevoyez d’un coup, je suppose, les conséquences à peine croyables de cette découverte. La guerre est bien loin.

Partons d’une coquille de coquillage, acarde ou ampullacée, bitestacée ou bivalve, bullée, caniculée ou cataphractée, chambrée, cloisonnée, cucullée… mais je ne vois pas l’intérêt de recopier dans son entier le dictionnaire analogique de Boissière. Bref, partons d’une coquille. La suppression du Q entraîne presque immédiatement la mutation du minéral inerte en un organe vivant et générateur. Et dans le cas d’une coquille initiale d’imprimeur, le résultat est encore plus spectaculaire, car la coquille en question est essence et abstraction, concept, être de raison, noumène. Le Q ôté permet le passage de l’essence à l’existence non seulement existante mais excitable et susceptible de prolongements.

J’aime à croire que parvenu à ce point, vous allez poser votre beau front dans votre main pour imiter l’homme de Rodin – vous conviendrez en passant de la nécessité d’une adéquation des positions aux fonctions, et que vous n’auriez pas l’idée de déféquer à plat ventre sauf caprice. Et vous vous demanderez, monsieur, d’abord, quel est le phénomène qui se produit. Y a-t-il transfert ? Disparition ? Mise en minorité ? ou effacement derrière une partie plus importante, que le trout ? Qui sait ? Qui ? Mais moi, naturellement sans quoi je ne vous écrirais pas. Je ne suis pas de ces brutes malavisées qui soulèvent les problèmes et les laissent retomber sauvagement sur la gueule de leur prochain.

T-1000 (Oxo)

Tiens, pourtant, si, en voilà un autre qui me tracasse, et je vous le dis en passant, car le genre épistolaire permet plus de caprice et de primesaut que le genre oratoire ou dissertatif, lequel je ne me sens pas qualifié pour oser aborder ce jour. L’expression : mettre la dernière main n’implique-t-elle pas, selon vous, que l’une des deux mains – et laquelle – fut créée avant l’autre par le père Ubu ? La dernière main est souvent la droite ; mais d’aucuns sont-ils pas gauchers ? Ainsi, de la dextre ou de la senestre, laquelle est la plus âgée ? Gageons que ce problème va tenter madame de Valsenestre à qui, en passant, vous voudrez bien présenter mes hommages. Et revenons à nos roustons.

Eh bien, monsieur, pour résoudre le mystère de l’absence du Q, nous disposons d’un moyen fécond et qui permet généralement de noyer sans douleur la poiscaille en remplaçant un mystère que l’on ne pénètre point par un mystère plus mou, c’est-à-dire non mystérieux et par conséquent inoffensif. C’est la « comparaison », méthode pataphysique s’il en fût. A cet agent d’exécution puissant, nous donnerons l’outil qui lui manque, c’est-à-dire le terme de.

Le jargon russe en l’espèce, qui sera notre étalon.

Vous le savez, monsieur, et si vous ne le savez pas, vous n’aurez jamais la sottise de le dire en public, il fut procédé en Russie, n’y a pas si longtemps que nos auteurs ne puissent s’en souvenir, à une réforme dite alphabétique, bien qu’en russe, cela ne se prononce point si facilement. Je vous le concède, cette réforme est à l’origine de la mort de Lénine, de la canonisation de sainte Bernadette et de quelques modifications structurales spécifiquement slaves apportées à un Etat de structure d’ailleurs imprécise ; nous passerons sur les épiphénomènes mineurs pour n’en conserver que le plus important. La réforme en question supprimait trois des 36 lettres alors en usage là-bas : le ѳ ou ’fita, le ѵ ou ’izitsa et le Й ou is’kratkoï.. […]

Mais d’ores et déjà, vous voyez comment on peut supprimer le Q : il suffit d’un décret.

La question est de savoir ce que l’on a fait des lettres supprimées. Ne parlons même pas de celles à qui l’on en a substitué d’autres. Le problème est singulièrement précis : Où a-t-on mis les is’kratkoï ?

Dimitri le Goulag tome 1

Vous vous doutez déjà de la suite. Et vous voyez l’origine de certaines rumeurs se découvrir à vos yeux émerveillés d’enfant sage.

D’ailleurs, monsieur, peu importe. Peu importe que l’on ait, par le passé, mésusé des lettres ainsi frappées d’interdit. Sans vouloir faire planer le soupçon sur qui que ce soit, je sais bien où l’on risquerait d’en dénicher quelques muids.

L’expression « lettre morte » n’est pas née de l’écume de la mer du même nom, vous le savez, monsieur. Les vérités les plus désagréables finissent par transpirer, comme l’eau orange d’un chorizo pendu par les pieds ou la sueur délicate d’un fragment d’Emmenthal qui tourne au translucide. Et les cimetières de lettres sont monnaie courante (sans que l’on ait jamais songé à chronométrer cette dernière, ce qui paraît inexcusable en un siècle sportif et ne permet point d’en préciser la vitesse). Nous n’avons pas accoutumé, me direz-vous, de remettre en cause le passé : je sais, et vous savez, que tout y est à refaire. Mais à bien y regarder, on est forcé de constater que c’est sans aucune originalité qu’a été résolu, de notre vivant ou presque, cet ardu problème de l’élimination en masse. Et cela continue.

Avant que la merdecine ait eu l’idée de s’adjoindre des fi ! syciens et des chie-mistes (ou cague-brouillard, comme disent les Anglois), la peste apportait une ingénieuse solution. Et les destructions provoquées parmi la gent corbote et ratière par la chasse, vu l’absence de grenades et de rusées à tête chercheuse, n’étaient point telles que ces bestioles ne fussent à même de procéder hygiéniquement à l’enlèvement des charognes. Il restait les os, que l’on suçait et que l’on perçait pour jouer de la quenia, comme Gaston Leroux l’a soigneusement rapporté dans « L’Epouse du soleil ». Bref, le professeur Yersin imagina de foutre une canule au cul des poux, et vainquit la peste. Le cancer fait des progrès, mais il abêtit, et déprive le frappé du contact de ses semblables – ou plutôt de ses différents – si utile pourtant. Sur quoi l’Allemagne redécouvre le camp de concentration déjà utilisé avant et ailleurs (le premier qui l’a inventé, levez le doigt). Le principe était bon : c’est celui du couvent. Mais si l’on sait où ça mène, l’on se refuse à voir où cela pourrait mener.

Vous avez déjà compris qu’en ce moment, loin de m’égarer, j’arrive à la proposition ferme, concrète et positive. Vous avez vu que, loin de lamenter le révolu, je suggère simplement que l’on améliore. Vous sentez, avec votre grand nez, que si le sort des prisonniers d’autrefois m’indiffère, c’est que la « pataphysique va toujours de l’avant puisqu’elle est immobile dans le temps et que le temps, lui, est rétrograde par définition, puisque l’on nomme “ direct ” celui des aiguilles d’une montre. Et vous voyez que je suis en train de poser les bases du camp de concentration pataphysique, qui est celui de l’avenir.

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Grosso modo, une Thélème. Mais une Thélème obligatoire. Une Thélème où tout serait libre, sauf la liberté. Il s’agit bien en l’espèce de cette exception exceptionnelle à laquelle se réfère Le Livre. Un lieu où l’on serait contraint de ne pas s’éloigner du bonheur. Outre que le rendement des divers travaux que l’on pourrait ainsi faire exécuter librement aux détenus serait excellent – mais sachez que cette considération économique n’a pas un instant pesé sur notre choix plus ni moins que son contraire – le camp de concentration paradisiaque satisferait la tendance religieuse profonde qui sommeille au cœur de tout un tas d’individus non satisfaits de leur vie terrestre – et vous concevez qu’un prisonnier a des raisons de ne pas l’être. Il s’y pourrait, naturellement, faire du vélocipède. Vous pensez bien. Je ne développe pas les mille avantages du projet : je me borne à vous dire que, me désintéressant totalement du sort des is’kratkoï, je propose, par la présente, à votre excellence d’accumuler les Q des coquilles dans les camps ainsi com-binés qui prendraient par exemple le nom de camps de cul-centration, et de récupérer outre les coquilles résultantes et régénérées, les bûmes créées de la sorte à partir de rien, ce qui est quelque chose.

Vous ne serez pas sans remarquer que la réaction qui s’établit est assez analogue à celle qui se produirait, selon eux, dans ces breeders autotrophes où se fabrique une espèce de plutonium. Vous prenez la coquille, lui retirez le Q que vous enfermez en liberté, vous obtenez la couille et une nouvelle coquille, et ainsi de suite jusqu’à neuf heures vingt, où un ange passe. Je passe à mon tour sur l’émission de rayons bêta concomitante, d’une part parce qu’elle n’a pas lieu, d’autre part parce que cela ne regarde personne. Que le Q fût en fin de compte bien traité m’importait avant tout, du point de vue moral et parce qu’il est séant de ne point porter atteinte, sauf si l’on se nomme le P. U., à l’intégrité de quelque être que ce soit, (excepté le militaire) vu qu’il peut pêcher à la ligne, boire de l’alcool et s’abonner au Chasseur français, ou les trois. Du moins, c’est une des choses que l’on peut dire, et comme elle diffère de tout ce que l’on pourrait dire d’autre, il me semble qu’elle a sa place ici.

Boris-gidouille-5-1953

Piste-scrotum 1. Cette lettre vous est personnellement destinée. Néanmoins, au cas où elle n’intéresserait aucun autre membre du Collège, il me paraîtrait urgent de la diffuser. Si vous en décidiez ainsi, il me serait à honneur que vous la fissiez coiffer d’un chapeau à la gloire de Stanislas Leczinski, roi polonais, inventeur de la lanterne sourde à éclairer pendant les tintamarres et autres espèces de révolutions, et dont je ne me sens pas force d’entreprendre la rédaction que j’estime trop au-dessus de mes indignes moyens.

Piste-scrotum 2. En passant, vous constaterez que le principe de la conservation de ce que vous voudrez en prend un vieux coup dans les tabourets.

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Boris Vian
26 mars 1955
publiée dans les Cahiers du Collège de Pataphysique
(lettre récupérée sur un blog de Rue89 : Des Lettres – maison d’édition)


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Lettre à Julio

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©Bleufushia

Julio, mon ami,

Ca fait des années que je pense t’écrire.

Mais il aura fallu que je marche sur tes pas, que je déambule dans le Buenos Aires de ta jeunesse, que je sente le parfum des jacarandas le long de Corrientes, que je m’encanaille moi aussi dans les petites ruelles sombres de Florida, labyrinthiques malgré leur parallélisme et leurs intersections nettes. Que je m’introduise derrière toi dans la moiteur de cette boîte de tango décadente, la même où tu passais tes nuits à téter le maté à la calebasse. Que j’en caresse de mes pas le parquet, déjà lustré par des milliers de ochos lascifs, que je prenne place sur ces antiques sièges de velours rouge, avec la sensation d’avoir choisi tout de suite, au jugé, exactement celui où tu t’asseyais, avec l’angle de vue sur la salle et les danseurs qui t’aurait plu, pour que je nous voie, dans la chaude compagnie de tes amis musiciens et intellectuels de là-bas, tu me les as présentés, surtout le tendre Pichuco, que tu aimes tant, mais aussi les autres, et nous nous sommes retrouvés, tous, unis par la peine magique d’un bandonéon cafardeux, et par la fumée de nos rêves politiques en vers – ceci se passait avant que tu ne partes, avant que tu ne les quittes pour ne jamais retourner sur tes pas, la nostalgie de l’exil toujours chevillée à l’âme -, il aura fallu tout ça, donc, et bien d’autres choses encore captées au vol dans les poussières qui vibrionnaient dans le vent venu du fleuve, pour que le parfum de mystère qui t’a toujours entouré s’épaississe, au point de prendre une consistance extrêmement familière, ça t’aurait plu, cet apparent paradoxe annulé d’un coup de plume, et pour que j’ose t’écrire ce soir.

Excuse d’abord ma familiarité à ton égard, mais je sais que tu ne prendras pas mal que je te tutoie, d’abord parce que c’est comme ça que je t’aurais parlé si je t’avais rencontré, et parce que je sais que le tutoiement t’est plus naturel que le vouvoiement, on n’est pas sud américain pour rien. Et puis, tu n’en a jamais rien su, mais je te fréquente depuis tant de longues et belles années, justement, que je n’imagine rien d’autre que cet abord simple et direct.
Julio, il peut te sembler qu’il soit un peu tard pour me manifester.
Bien sûr, j’entends ton argument, mais toi-même sais bien ce qu’il en est de l’espace et du temps, et de la simultanéité des cœurs qui se cherchent, infiniment synchrones. Toi-même as vécu plusieurs vies superposées, dans ce tremblement onirique permanent qui fait faseyer le réel, comme cette voile dont je ne sais pas si je la vois ou non dans la lumière vibrante du fleuve. Tu ne t’offusqueras donc certainement pas de ce que j’ignore volontairement l’endroit où tu te trouves actuellement. Et que je fasse comme si tu étais là, et bien là, au bout de ma plume, transformé en axololt que je regarde et qui me ressemble.
Il n’est pas trop tard, en tout cas, pour te dire combien tu as infléchi le cours de ma vie et de mes amours, combien tu as modifié durablement le regard que je pose sur la réalité, combien aussi tu fais que je me sente chez moi dans cet endroit même que tu avais été obligé de fuir, comme si je ne l’avais pas découvert dernièrement, mais bien plutôt redécouvert, retrouvé à l’image de ces lieux secrets que l’on porte en soi, au profond, depuis avant notre naissance même.
Je suis née pour être argentine, et c’est grâce à toi que je sais identifier la poignante nostalgie qui m’a saisie à mon arrivée là-bas, à bord du bateau qui s’approchait lentement de ta ville, sur les eaux plombées du Rio. En réalité, tu sais, je m’appelle Malena et j’ai chanté longtemps sur un trottoir de Buenos Aires, sous ce réverbère de la Recolletta, t’en souvient-il, ces tangos poisseux sur des paroles de Borges que tu affectionnais.
Je laisse traîner mon regard sur le double A abandonné à mes pieds, je le réveillerai tout à l’heure pour toi, je te jouerai En esta tarde gris, je sais que tu aimeras dans l’agitation de ta vie si calme. En attendant, je me fais chauffer un peu d’eau, j’émiette sous mes doigts l’herbe à maté, la poussière amère me picote les narines, et je me demande comment je ferai, quand je l’aurai bu, pour ne pas régurgiter encore un lapin, comme j’en ai souvent l’occasion depuis ton passage dans l’appartement parisien de Sylvia. Et comment je pourrais m’en débarrasser, lorsqu’il sera là, à sautiller dans les carrés de la marelle tracée sur le tapis.

Pour ce lapin, pour la marelle, et le reste, je jouerai pour toi, Julio, mon cher Julio.

Lili

pichuco

NB Pichuco était le surnom d’Anibal Troilo

Et pour écouter « en esta tarde gris », la voix du Polaco (Roberto Goyeneche)

 

©Bleufushia
La photo de « l’ange » Pichuco provient du blog Tangos al bardo