Il y a des questions dans ce livre, beaucoup de questions, d’ailleurs, c’est son nom, Le livre des questions.
J’aime particulièrement ce livre.
Ebaucher des réponses n’est pas le propos du livre des questions. C’est même ce qui le caractérise, l’absence de réponse.
La « vérité » contenue dans une réponse donnée, tellement liée à l’univers mental de la personne qui l’énoncerait, est sans intérêt par rapport aux perspectives infinies qu’ouvre toute interrogation : elle clôt le sujet, l’empêchant à tout jamais de déployer ses ailes.
« Pourquoi rouler ainsi sans roue et voler sans ailes ni plumes ? »
Le fait est qu’au fil de la lecture, je n’ai jamais ressenti le désir de répondre.
Sinon, peut-être, par une autre question.
L’auteur se questionne sur ce qui l’entoure, sur la nature, la vie, le monde, les couleurs, les totalitarismes, la mort, et les questions se suivent, poétiques, politiques, philosophiques, apparemment absurdes, souvent décalées, sans autre ordre que celui de sa pensée vagabonde. Avec une certaine tendre dérision (« S’appeler Pablo Neruda, y a-t-il plus sot dans la vie ? »)
Certaines me parlent particulièrement :
« Pourquoi le requin ne mord-il les sirènes si effrontées ? »
« Est-il vrai que l’ambre contient les pleurs versés par les sirènes? »
« Quels sont-ils, ceux qui ont crié de joie quand le bleu est né ? »
« La vie est-elle un poisson prédisposé à être un oiseau ? »
« T’a-t-on dit que la brume est verte, à midi, en Patagonie ? »
D’autres me laissent rêveuse, elles m’accompagnent dans des lieux ou des moments particuliers, je les lis et les relis, les tresse avec mes propres questions, m’abstiens de toute réponse définitive :
« Pourquoi le chapeau de la nuit vole-t-il avec tant de trous ? »
« Combien le jour a-t-il d’abeilles ? »
« Combien de questions dans un chat ? »
« Combien d’années compte novembre ? »
« As-tu perçu combien l’automne ressemble à une vache jaune ? »
« De quoi rit-elle, la pastèque, au moment où on l’assassine ? »
« Quand je vois de nouveau la mer, la mer m’a-t-elle vu ou non ? »
« Ne serait-il pas bon d’interdire les baisers interplanétaires ? »
Vous conviendrez, à ce bref aperçu, que toutes paraissent d’une limpide évidence.
Neruda a écrit ce livre juste avant sa mort.
Il est mort 12 jours après le Coup d’État qui a renversé Allende (le 11 septembre 1973). Sa maison à Santiago a été saccagée, ses livres jetés au bûcher.
On a prétendu qu’il était mort d’un cancer, mais, il y a un an, à la suite d’un témoignage de son garde du corps (entre autres) déclarant qu’on l’avait empoisonné, une enquête a été ouverte, on a exhumé ses restes… Le dossier judiciaire n’est pas encore refermé.
A la lumière de cette fin, on lira peut-être autrement :
« Ta destruction se fondra-t-elle en autre voix et autre jour ? »
« Ce démembrement progressif est-il l’ordre ou la bataille ? »
« Un mot ne rampe-t-il pas de temps en temps comme un serpent ? »
En France, ce livre a été publié comme un livre pour enfants. Je ne préjuge pas de la façon dont les enfants peuvent entrer en résonance avec son univers, mais il me semble qu’en tant qu’adulte, on a tout intérêt à se laisser gagner par l’apparente étrangeté mêlée de tendresse de Neruda. Au travers de ses questions, il affirme, tranquillement, le pouvoir des mots et de l’imagination sur le monde. Il nous offre l’opportunité d’un regard autre sur la réalité qui nous entoure, il nous fait nous rappeler que toute réalité dépend étroitement de la représentation que l’on s’en fait..
Les illustrations merveilleuses qui accompagnent les questions, sans jamais les paraphraser, sont bricolées par Isidro Ferrer, un illustrateur catalan qui, avec deux bouts de bois, trois feuilles de papier et quelques ficelles, construit un monde minuscule qui me ravit.
©Bleufushia