bleu fushia

always blue


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Est-il vrai qu’il faut arroser l’espoir avec de la rosée ?

IMG_9455 Il y a des questions dans ce livre, beaucoup de questions, d’ailleurs, c’est son nom, Le livre des questions.
J’aime particulièrement ce livre.
Ebaucher des réponses n’est pas le propos du livre des questions. C’est même ce qui le caractérise, l’absence de réponse.
La « vérité » contenue dans une réponse donnée, tellement liée à l’univers mental de la personne qui l’énoncerait, est sans intérêt par rapport aux perspectives infinies qu’ouvre toute interrogation : elle clôt le sujet, l’empêchant à tout jamais de déployer ses ailes.
« Pourquoi rouler ainsi sans roue et voler sans ailes ni plumes ? »
Le fait est qu’au fil de la lecture, je n’ai jamais ressenti le désir de répondre.
Sinon, peut-être, par une autre question.
L’auteur se questionne sur ce qui l’entoure, sur la nature, la vie, le monde, les couleurs, les totalitarismes, la mort, et les questions se suivent, poétiques, politiques, philosophiques, apparemment absurdes, souvent décalées, sans autre ordre que celui de sa pensée vagabonde. Avec une certaine tendre dérision (« S’appeler Pablo Neruda, y a-t-il plus sot dans la vie ? »)

Certaines me parlent particulièrement :
« Pourquoi le requin ne mord-il les sirènes si effrontées ? »
« Est-il vrai que l’ambre contient les pleurs versés par les sirènes? »
« Quels sont-ils, ceux qui ont crié de joie quand le bleu est né ? »
« La vie est-elle un poisson prédisposé à être un oiseau ? »
« T’a-t-on dit que la brume est verte, à midi, en Patagonie ? »

IMG_9456D’autres me laissent rêveuse, elles m’accompagnent dans des lieux ou des moments particuliers, je les lis et les relis, les tresse avec mes propres questions, m’abstiens de toute réponse définitive :
« Pourquoi le chapeau de la nuit vole-t-il avec tant de trous ? »
« Combien le jour a-t-il d’abeilles ? »
« Combien de questions dans un chat ? »
« Combien d’années compte novembre ? »
« As-tu perçu combien l’automne ressemble à une vache jaune ? »
« De quoi rit-elle, la pastèque, au moment où on l’assassine ? »
« Quand je vois de nouveau la mer, la mer m’a-t-elle vu ou non ? »
« Ne serait-il pas bon d’interdire les baisers interplanétaires ? »

IMG_9451Vous conviendrez, à ce bref aperçu, que toutes paraissent d’une limpide évidence.

Neruda a écrit ce livre juste avant sa mort.
Il est mort 12 jours après le Coup d’État qui a renversé Allende (le 11 septembre 1973). Sa maison à Santiago a été saccagée, ses livres jetés au bûcher.
On a prétendu qu’il était mort d’un cancer, mais, il y a un an, à la suite d’un témoignage de son garde du corps (entre autres) déclarant qu’on l’avait empoisonné, une enquête a été ouverte, on a exhumé ses restes… Le dossier judiciaire n’est pas encore refermé.
A la lumière de cette fin, on lira peut-être autrement :
« Ta destruction se fondra-t-elle en autre voix et autre jour ? »
« Ce démembrement progressif est-il l’ordre ou la bataille ? »
« Un mot ne rampe-t-il pas de temps en temps comme un serpent ? »

En France, ce livre a été publié comme un livre pour enfants. Je ne préjuge pas de la façon dont les enfants peuvent entrer en résonance avec son univers, mais il me semble qu’en tant qu’adulte, on a tout intérêt à se laisser gagner par l’apparente étrangeté mêlée de tendresse de Neruda. Au travers de ses questions, il affirme, tranquillement, le pouvoir des mots et de l’imagination sur le monde. Il nous offre l’opportunité d’un regard autre sur la réalité qui nous entoure, il nous fait nous rappeler que toute réalité dépend étroitement de la représentation que l’on s’en fait..
Les illustrations merveilleuses qui accompagnent les questions, sans jamais les paraphraser, sont bricolées par Isidro Ferrer, un illustrateur catalan qui, avec deux bouts de bois, trois feuilles de papier et quelques ficelles, construit un monde minuscule qui me ravit.

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©Bleufushia


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Je voudrais pas crever – Boris Vian

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(Franz Marc) Même si ce n’est pas un chien noir du Mexique, c’est comme ça que je les ai toujours imaginés…

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort…

Boris Vian (1952)

Et la merveilleuse lecture émouvante qu’en fait Trintignant. J’ignore qui l’accompagne dans un contrepoint si délicatement mélancolique, sans doute l’accordéoniste Daniel Mille.