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Le noyau du désir

Petites fleurs de mon jardin

Elle s’absorbait dans la contemplation de la nèfle qu’elle venait de saisir. Toute son enfance dans un fruit ! Le bonheur intense de chiper des nèfles, au passage, aux branches basses qui débordaient de la clôture du voisin. De les croquer précautionneusement.
Ça avait été un long délice, au goût d’interdit. Fruit insignifiant pour d’autres, pas pour elle.

Ça vaut des nèfles était une expression qui la plongeait dans l’incompréhension. Presque la révolte.
Le fruit la fascinait et elle se demandait aujourd’hui pourquoi.
L’extérieur, l’apparence étaient banals, la couleur indéfinie, la peau tavelée, somme toute moyennement engageante. Dès qu’on y mordait, on tombait sur des noyaux que, dans un rare accord avec elle-même, elle trouvait formidables.
Il y en avait deux ou trois, parfois quatre, biscornus, mais avec des angles arrondis, brillants, lisses au-delà du lisse. De vrais bijoux.

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Elle repensa tout à coup à cette description saugrenue qu’elle avait lue autrefois : un explorateur portugais, débarquant au 16ème siècle au Brésil essayait de consigner pour ses compatriotes qui n’en avaient jamais vu ce qu’était une banane.
La description était drôle, parce qu’il ne décrivait le fruit qu’en négatif, par rapport à la figue qu’il n’était justement pas.
Drôle aussi de penser que l’expression brésilienne « a preço de banana » (au prix de la banane, pour désigner des articles en promotion importante) signifie, finalement, qu’il s’agit d’un produit qu’on peut se procurer pour des nèfles !

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Elle se demandait comment raconter la nèfle.

Difficile de décrire les noyaux, qui étaient pourtant le cœur de la nèfle, c’est-à-dire à la fois son centre et son intérêt, puisque par définition, ils étaient invisibles, cachés… et au bout du compte, sans intérêt. Ce n’est pas eux qu’on consommait.
Finalement, le cœur de la nèfle, on pouvait dire que ça comptait pour des nèfles. On s’en contrefoutait. Elle n’en aurait pas eu que ça aurait été pareil. En tout cas, ça ne servait ni à la connaître, ni à la reconnaître. Cette pensée, infime pourtant, lui serra tout à coup la gorge.
Elle-même, au-delà de ses propres apparences – banales, elle se devait de le reconnaître, à l’image de la nèfle qu’elle tenait dans sa main – comment pouvait-elle dire cette sensation d’être, parfois,  dénoyautée ?

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(du blog tortore.wordpress.com)

©Bleufushia


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Lotta

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Berlin – immeuble alternatif près de Hackesche Markt ©Bleufushia

Il y a les textes que j’écris, et tous ceux qui restent lettre morte, bouts de scénarios rangés de façon aléatoire et sommaire dans un coin obscur de ma mémoire, qui ressurgissent de temps en temps, parfois aboutissent à un texte fini, mais le plus souvent s’estompent à nouveau, bribes d’histoires déjà vues.

J’ai décidé de prendre des notes pour des textes que je n’écrirai pas.

Portrait de groupe à 4 personnages (dont un, l’enfant, ne compte pas vraiment ici), mélodrame à six sous.
– Carlotta et sa fille – c’était le passé.
– Freddie, le marin, l’homme à la balafre et à l’oeil bandé, le mari de Carlotta, et son éternel perroquet sur l’épaule, ramenés d’un port lointain (l’oeil crevé, et l’oiseau).
– Lotta – la même, mais une autre – c’est maintenant, c’est le présent. Elle a laissé tomber le Car- pour Lotta, seulement Lotta, à cause de Lotta continua, à cause de Led Zeppelin (et de son Whole Lotta love), à cause de Lotta libera – parce qu’elle ne veut plus jouer selon les mêmes règles, parce qu’elle s’est libérée, et surtout, parce qu’elle trouve que son nom claque mieux comme ça.

Entre Carlotta et Lotta, tout un monde : une teinture de cheveux, de la lascivité, l’abandon du rôle de la femme soumise, mère avant tout, au profit d’une sensualité chaque jour plus affirmée.

Entre les deux, un acte de rébellion.
Freddie voulait que Carlotta se fasse tatouer un coeur avec son nom à lui sur la poitrine, entre les deux seins, en signe d’appartenance éternelle, d’allégeance absolue, et elle a désobéi.
A la place, elle s’est fait tatouer un signe de révolte féministe. Désormais, elle n’en fait qu’à sa tête, elle use de son corps comme elle le veut, selon son désir, avec qui elle veut. Elle ne veut ni mari, ni amant, juste des amours volages.

Elle se couche avec volupté dans les draps bleus de la luxure – oui, c’est bleue qu’elle la voit.

Freddie voit rouge de son oeil unique. Il a les mains ensanglantées, bien que jointes dans une tentative de demande de pardon (après tout, il est dans son bon droit, elle l’a trompé sur la marchandise), qu’il n’obtiendra pas, on le sait.
Si on regarde mieux, l’abandon dont Lotta témoigne s’accompagne d’une certaine fixité dans le regard, même s’il y subsiste encore un instant un souvenir de sensualité.
Ce sont les yeux d’une femme dont la vie vient d’être ôtée.
C’est l’image d’un crime, mais soft, en déshabillé bleu à pois blancs.

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bleu, bleu, bleu

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L’effacement

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Ayant délaissé depuis très longtemps le village de mon enfance, pour aller m’installer non loin, mais dans un univers géographique assez différent, lorsque je m’interrogeais sur mes racines, je me définissais comme étant « du sud », ou alors « méditerranéenne ».
Il me suffisait la branche de pin parasol surplombant la crique, l’odeur du figuier dans les sentes vers la mer, le gabian moqueur glissant l’aile sous le vent, la cigale infernale, les verticales des cyprès dans le lointain, la brillance particulière de la lumière, l’odeur d’iode, par exemple, pour me sentir chez moi, même si je venais d’arriver, même si j’étais assez loin des lieux de l’enfance, dans d’autres pays du pourtour méditerranéen.
Ces éléments fonctionnaient comme des repères, et des indices de la possibilité de poser enfin mes valises, de respirer largement et de, soudain, me sentir parfaitement calme et enracinée dans un sol.

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©Bleufushia

Par le hasard de la vie, je m’y retrouve à nouveau, dans ce village, j’y retrace peu à peu mes marques, et émerge de ce retour l’interrogation : qu’est-ce qui fait que je me sente d’ici, et non d’ailleurs, que mes fibres personnelles soient liées à cet endroit et moins à d’autres ?
Bien sûr, il y a les souvenirs d’enfance.
Mais au-delà de ça, je me rends compte que certains éléments sont plus profondément ancrés en moi.

Ce qui fait sans doute une des saveurs de l’enfance, ce sont les choses qui paraissent immuables, « comme on les a toujours vues », le pêcheur qui part en mer avec son pointu dont le moteur émet un « pout pout pout » discret et modeste, les joueurs de boule qui sirotent des mauresques entre les parties, le phare (qui échappe aux modes de modernisation des lieux habités), l’accent des gens, certaines expressions de patois, une lenteur un peu indolente de la vie, et les arbres.

J’ai fini par déterminer que ce qui me plonge particulièrement dans le bonheur (en plus de la mer, qui remporte pour moi toute compétition – mais la Méditerranée, pas n’importe quelle mer), c’est la vue d’une palme qui bouge tranquillement par-dessus un toit, ou sur fond de mer.

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©Bleufushia

Ma Provence à moi, elle est là, dans le Phoenix des Canaries, dont la simple vue me donne comme un tremblement secret de béatitude. Plus encore que dans le pin parasol, qui m’a paru, longtemps, le symbole de mon pays.
Il y en avait dans la cour de l’école maternelle où j’ai commencé ma scolarité, il y en a toujours eu sous mes fenêtres, le long de mes itinéraires dans le village.
Je ne suis pas la seule, sans doute, à les aimer : on trouve de tout sur le net, et j’y ai croisé un « forum des fous de palmiers »… je n’y adhère pas, mais j’en suis, en secret. La notion de « fou du palmier » m’est en tout cas directement compréhensible.

Or le palmier – qui a été importé il y a un peu plus d’un siècle, et qui fait, depuis, partie du paysage – est en train de disparaître.
Les palmiers sont attaqués par un parasite, un insecte qui les ronge lentement, mais sûrement et ils meurent, ils doivent être abattus.
Tous. Un après l’autre.
On ne les soigne pas, parce que c’est « trop cher ».

Là où une année, je contemple le ciel à travers les palmes, souples et frissonnant au moindre souffle, l’année suivante, il n’y a plus rien. La disparition était lente, elle s’accélère et je guette les signes de maladie, d’arbre en arbre, pour m’apercevoir qu’ils le sont tous, malades, et que, d’ici peu, ce qui faisait pour moi la sensation d’être enfin arrivée chez moi, cet arbre-là, parmi d’autres très chers à mon coeur – j’aime profondément les arbres -, aura totalement disparu.
Comme s’il n’y en avait jamais eu.

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Il y a dix ans ©Bleufushia

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la même vue aujourd’hui, trois palmiers en moins, et le quatrième (à gauche) en train de mourir

J’ai assisté hier à une opération qui m’a crevé le coeur.

J’ai été réveillée par un bruit de machine… et du balcon, j’ai pu voir l’agonie d’un des palmiers voisins, arraché par un engin mécanique. Son enlèvement. Son départ.

Ni fleur, ni couronnes.
Un trou à la place où il était enraciné.
Il était petit, modeste, encore un « enfant ».

Pour tout dire, je l’aimais.

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Dernier envol ©Bleufushia

Bien sûr, tout change, tout se transforme, les campagnes que j’ai connues enfant sont devenues des zones commerciales (je me suis perdue, cet après-midi, avec horreur, dans un endroit où je suis passée des centaines de fois, au milieu des serres – c’est un pays de fleurs – et des campagnes en restanque, et que plus rien ne me permet de reconnaître) et des pans entiers de territoires ont été détruits, dégueulassés, vendus au commerce, au tourisme, au profit, les villages ont été normalisés et se ressemblent de plus en plus, et je me suis résignée à ce que le paysage se dégrade inexorablement.
Au milieu de tout cela, il restait, dans des coins encore à l’écart, des petits endroits tranquilles, où un palmier bougeait lentement ses palmes pour le bonheur de mes yeux. Et une sensation de ralentissement, et de beauté qui subsiste.

Comment me sentir de ce monde quand tous les palmiers seront morts ? Je ne le sais, et mon coeur se serre à chaque effacement, et à la contemplation morne des troncs décapités (ultime étape avant l’arrachement)
Evidemment, vous me direz qu’il y a plus grave.
C’est sans doute vrai, comme il doit être vrai que chacun de nous doit avoir ses propres indices pour sentir le moment où le monde commence à s’écrouler, où une époque s’achève définitivement, où le passé s’efface, entraînant le présent dans son anéantissement.
Pour moi, c’est, indéniablement, la disparition lente et inexorable du Phoenix…

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« Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme ! Un arbre, par-dessus le toit, Berce sa palme. » (Verlaine) Photo ©Bleufushia

Mais comme dit la chanson, tout change, rien d’extraordinaire à ce que moi aussi 🙂

©Bleufushia

Rajoût (28 novembre)
Le palmier qui m’était géographiquement le plus proche, après un été d’agonie
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souvenirs humides

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Etendue sur une roche plate en surplomb, un midi, la ronde des mouettes qui m’assourdit, et les cigales qui crissent. Aucune pensée. Je me lève et plonge tête première dans le métal. Eclaboussures, le silence qui serre les tympans, apnée, longtemps, un frisson sur ma peau. La caresse de l’eau qui m’enveloppe. Je nage si calmement que la surface ne se trouble pas.

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©Bleufushia

Dans l’eau, cheminer entre des pierres glissantes et d’autres envahies de concrétions dures qui coupent, blessent, cisaillent. Il faut s’allonger dès le bord, se faufiler entre les roches qui égratignent. Malaisé. Plus loin au large, enfin, la délivrance : je fais la planche, mon corps ondule suspendu au gré des vagues. Je n’en sens plus que le mouvement. Je ne sais plus même si je suis sur le dos ou sur le ventre. Et, quand je me relève, toujours le vent.

Et l’iode à plein nez.
Je m’immerge jusqu’à devenir bleue et liquide. Des algues frôlent mon ventre, légère appréhension.

Fantasme d’un duo aquatique, nos corps nus glissant sur la vague dans la sérénité d’un soir et je ne sais plus démêler ma peau de la sienne, mes cheveux des algues, sa langue humide et ses mains fluides, du flux de l’onde qui me mouille.

Epuiser la mer… pénétrer sa teinte sauvage, ses abîmes in-violets.
Tenter de tout embrasser, le large et le fond, lui et la mer …
Recommencer sans y parvenir jamais.
Finalement, m’abandonner avec bonheur.


Après, beaucoup plus tard, me recycler en Minnie the Mermaid, juste pour rire un peu !

©Bleufushia


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Hommage à une « Etoile folle »

Petit hommage personnel à ces « troupeaux de folles » de la place de Mai, et plus particulièrement à Estella Carlotto, fondatrice de ce mouvement, et dont la quête personnelle vient d’aboutir, 36 ans après (pour le titre de cet article, je me suis permis une licence, transformant Estella en Estrella, parce que je trouve que cette femme est une étoile, à sa manière obstinée).

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Foulards de mères de la place de Mai (photo empruntée au blog pendantcetempslaailleurs.wordpress.com)

Un texte écrit après un voyage à Buenos Aires, après quelques heures passées sur la place, un jeudi parmi tant d’autres, à sentir monter les émotions devant leur combat contre la dictature, la barbarie, l’inhumanité.
Un texte écrit en « marathon » – chacun de 42 mots – dont le premier est emprunté à un général argentin, tortionnaire funestement célèbre – en hommage à ces mères de la Place de Mai qui en ont accompli plus d’un, de marathon, en trente sept ans de marche et lutte obstinées.

VARIATIONS AUTOUR D’UNE PLACE

Prélude
« D’abord, nous tuerons tous les agents de la subversion, puis leurs collaborateurs et puis enfin leurs sympathisants ; ensuite viendront les indifférents et enfin, pour terminer, les indécis. » (Général Ibérico Saint-Jean, gouverneur de la province de Buenos Aires, en 1977)

Place de mai 1
30 avril 77, le lange blanc de leurs enfants sur la tête, elles défient la police. Elles marchent dans le sens inverse des aiguilles, pour remonter le temps, avant la guerre sale. Trente et un ans qu’elles tournent. Attente sans fin. Obstination.

Place de mai 2
Mon châle effrangé, cent fois lavé. Tant qu’il reste un bout de tissu, mon fils est encore là. Mes plantes au contact des cailloux à travers la semelle de mes chaussures. Indifférence de ce policier militaire. Mon fils aurait son âge. Obsession.

Place de mai 3
Souvenir du jeudi où ils ont failli tirer. J’ai brandi sa photo en criant « FUEGO », comme Maria et Antonia à mes côtés. Toujours là, les semelles usées, leurs langes comme symbole, nos patiences infinies. On ne les lâchera pas. Résistance.

Place de mai 4
Le désert dans ma tête, le désespoir au ventre, ce noeud dans ma gorge. La peur disparue, trop longtemps à tourner en silence. L’absence gravée dans ma peau, mais ma présence silencieuse ici, tous les jeudis. Ils ne nous auront pas. Détermination.

Place de mai 5
Encore des pas, nos pas, nos regards silencieux, notre opiniâtreté. Combien de kilomètres avons-nous déjà marché dans l’attente de nos fils ? Combien de pas sans eux, sans tenir leurs mains d’enfants, sans pouvoir les aider à devenir hommes ? Infinie douleur.

Place de mai 6
Nos fils, enlevés, torturés, violés, anéantis. Nos vies détruites, englouties dans ce rituel qui est notre seule arme : marcher pour se souvenir d’eux, marcher encore pour protester, marcher inlassablement contre la junte. Jusqu’à ce que la dernière d’entre nous meure. Défi.

Place de mai 7
Notre vie en chiffres. Trente mille disparus, un enfant mort pour chacune, parfois deux ou trois, soixante-dix femmes pour le premier marathon de 24 heures, seulement quarante pour le dernier, mais toujours trois cent policiers. Trente et un ans de lutte. Impunité.

Place de mai 8
Bien sûr, nous savons qu’ils sont morts, mais leurs âmes errent parmi nous. Les Grands-mères, elles, cherchent encore. Combien de ces policiers sont issus de notre chair, et des ventres de nos filles ? Combien d’enlèvements politiques, de vies falsifiées ? Questionnement.

Place de mai 9
Les couleurs de ma vie. Rouge, son sang giclant sur le carrelage, ce soir où ils l’ont arrêté. Noir terreur, comme leurs uniformes, comme la nuit où ils s’embusquent. Rose comme la Casa Rosada, devant laquelle nous défilons. Blanche, notre subversion. Fatigue.

Place de mai 10
Avant, j’étais vivante. Avant, il vivait aussi, il riait, il luttait. Je n’ai rien fait d’autre de ma vie, depuis cette nuit, que marcher, marcher avec obstination, et réclamer la vérité sur leurs crimes et attendre que nos disparus les rattrapent. Révolte

Postlude
Disparus politiques. Vies abolies, dissoutes. « Subversifs » jamais nés, précipités dans l’océan. Destruction des documents. Effacement des traces. Tortionnaires épargnés, protégés. Ils comptent sur notre impuissance, sur l’érosion de nos mémoires, sur la fin de notre lutte. Permanence de la lutte.

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Jamais plus (slogan de ce mouvement de lutte)

Pour clore cet hommage, une chanson superbe d’une autre argentine, Mercedes Sosa (Gracias a la vida ; Merci à la vie)
dont quelques paroles disent :
Gracias a la vida,
que me ha dado tanto;
me ha dado la marcha
de mis pies cansados.

(merci à la vie qui m’a tant donné, elle m’a donné la marche de mes pieds fatigués…)

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Portraits de famille

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« Une blessure étrange dans le coeur »

Suzanne t’emmène… écouter les sirènes… elle te prend par la main pour passer une nuit sans fin…

Ralph Eugene Cahoon Jr

J’ai beaucoup écouté cette chanson dans mon adolescence, elle a fait partie des mélodies qui tournaient en boucle sur mon tourne-disques (drôle, ce mot que je n’ai plus employé depuis si longtemps, qui fait maintenant totalement partie d’un monde révolu), fondatrices de ce que je cherchais à l’époque – comme tout adolescent, je suppose : un rapport au monde qui me soit propre tout en étant emprunté à différentes influences, l’approche de voix étrangères qui deviennent soudain plus familières, intimes et amies que l’univers environnant.
Ainsi en a-t-il été, entre autres, de l’univers musical de Leonard Cohen, avec juste sa guitare économe, et cette voix monocorde, comme détachée du monde, qui permettait à des espaces  de se créer en moi, pour laisser place à l’ailleurs, au différent, au lointain. Leonard – et spécialement cet air-là – a bercé mon spleen de l’époque, et m’a aussi, curieusement, réconfortée.
Parfois, à propos de Suzanne, je me demandais pourquoi on la disait à moitié folle, elle me semblait plutôt sensée dans sa bizarrerie. Je me sentais curieusement en écho avec cela, une conscience d’être, moi aussi, dans une marge de folie sensée et nécessaire. Parfois, j’écoutais seulement, encore et encore, en rêvant au chant des sirènes, sans rien me demander, me laissant voguer sur sa voix étale.

Sueno de sirena (Roberto Favelo)

Sueno de sirena (Roberto Favelo)

Bien sûr, Suzanne laissait la mer répondre à sa place et disait que, dans les algues, il y a des rêves. Ce n’est sans doute pas un comportement extrêmement habituel. Elle était aussi capable d’entendre le chant des sirènes, et de jouer le role d’un medium capable de faire entendre ce chant à d’autres. Sans doute était-elle assez spéciale.
Mais qui peut lui en vouloir pour ça ?

Sûrement pas moi.
Je me rends compte après coup que cette histoire de sirène – un peu border line dans sa « marinité » – est une des choses qui, bien des années après, m’a suivie, accompagnée et jamais abandonnée, au point que j’en suis venue, dans un méli-mélo que les songes permettent, à être à la fois un peu Suzanne, beaucoup algue, passionnément sirène, et plus encore si aff.
Je me sentais déjà – toute jeune – plus maritime que terrienne, Leonard m’a confortée dans cette identité d’entre-deux.
A quoi ça tient, parfois, de continuer à ne pas adhérer totalement au monde qui nous entoure ?
Pour moi, assurément, à cet air qui tournait dans la lumière de certains soirs lointains, dans une chambre avec vue sur la mer, tellement qu’il est resté gravé, là, intact.

Depuis, j’ai beaucoup nagé, tant que, parfois, je sens ma peau s’écailler, et je n’ai depuis longtemps « plus peur de voyager les yeux fermés ».

Et j’éprouve, en moi-même, une réelle tendresse pour ces êtres souples et ondulants qui m’environnent et dont la réalité, « à certaines heures pâles de la nuit », me semble infiniment proche et tangible.

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Sirène du temple du Bouddha d’Emeraude (Bangkok

 Greame Allright en a fait une version en français. D’autres interprètes l’ont chantée, mais c’est celle-là, également, que j’écoutais dans mes jeunes années. La voilà :

Pour quelques images de ces créatures  :

Portraits de famille

©Bleufushia