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Avanti !

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Antonio Gramsci

Ce matin, j’ai bien commencé mon année.
J’ai d’abord reçu le joli vœu d’un ami cher, qui m’encourage à continuer à tracer calmement mon propre chemin.
J’ai bien aimé l’image qu’il me renvoie d’une vie comme un voyage sereinement buissonnier, avec un certain dépouillement que le parcours encourage.
Puis j’ai rencontré Gramsci, enfin, plutôt un texte qu’il a publié un premier janvier, il y a 101 ans, qui fait écho à cette idée de continuer à parcourir.
Ceci et cela dans la continuité d’une découverte très récente, qui m’enchante au point de vouloir tenter de la partager avec vous, une histoire de chemins, justement également, et de nomadisme…

Ainsi est-il des jours immobiles – comme est celui que j’ai entamé sous un beau ciel – où l’absence de mouvement en moi n’est qu’apparente, et où, comme la sève invisible en hiver, un frémissement imperceptible couve sous la peau.

Evidemment, je ne sais pas vraiment (et ne veux pas savoir) quel est mon chemin avant de l’avoir tracé, et ce n’est pas par une attitude volontariste que j’entends le mener (celle qu’on trouve dans les « résolutions » de début d’année, où il est question de faire, ou de tenter de faire, plutôt que de s’appliquer à être). Je ne souhaite pas qu’il me conduise vers un but précis.
Je l’aimerais plutôt vagabond, nomade justement, anarchique autant qu’anarchiste, fait de rencontres impromptues, de contacts, d’ouverture, de créations modestes, et de sensations reliées au monde tel qu’il palpite. Humain, juste humain.

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Chemins éphémères pour une cartographie personnelle ©Bleufushia

Je m’aimerais à la fois « ivre de vie intense » et « glissant mon aile sur le vent ».

Mais avant que je partage mon dernier émerveillement de 2016 avec vous, un extrait du texte de Gramsci dont je vous parlais* :

« Je déteste le jour de l’an »

« Chaque matin, à me réveiller encore sous la voûte céleste, je sens que c’est pour moi la nouvelle année. C’est pourquoi je déteste ces « nouvel an » à échéance fixe, ces jours de jubilation aux rimes obligées collectives, qui font de la vie et de l’esprit humain une entreprise commerciale avec ses entrées et sorties en bonne et due forme, son bilan et son budget pour l’exercice à venir. Ils font perdre le sens de la continuité de la vie et de l’esprit. On finit par croire sérieusement que d’une année à l’autre existe une solution de continuité et que commence une nouvelle histoire, on fait des résolutions et l’on regrette ses erreurs etc. etc.

Je veux que chaque matin soit pour moi une année nouvelle. Chaque jour je veux faire les comptes avec moi-même, et me renouveler chaque jour. Aucun jour prévu pour le repos. Les pauses je les choisis moi-même, quand je me sens ivre de vie intense et que je veux faire un plongeon dans l’animalité pour en retirer une vigueur nouvelle. Pas de ronds-de-cuir spirituels. Chaque heure de ma vie je la voudrais neuve, fût-ce en la rattachant à celles déjà parcourues|…] »*

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Quelque part au Brésil © Richard Roux

Le chant et le territoire

J’ai appris l’existence du « labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien, connu des Européens sous le nom de songlines, « itinéraires chantés » ou « piste des rêves » et des aborigènes sous le nom d’ « empreintes des ancêtres » au fil du Chant des pistes**, intéressant livre de voyage de Chatwin.
J’y ai relevé pour vous des éléments qui me fascinent.

Au « Temps du Rêve », raconte-t-il, des êtres totémiques ont parcouru tout le continent en chantant le nom de tout ce qu’ils ont croisé en chemin (oiseau, plantes, animaux, trous d’eau, rochers) et c’est ce chant qui a conféré son existence au monde.

Exister, c’est donc être perçu au rythme lent de la marche, nommé, et de plus, nommé en musique.

De ce fait, « dans la foi aborigène, une terre qui n’est pas chantée est une terre morte puisque, si les chants sont oubliés, la terre elle-même meurt ».

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Jennifer dreamtime (Jennifer Inkatji) carte topographique de sa région

Chatwin raconte même l’histoire d’un homme, Cheekybugger, qui, face à un ennemi, préfère donner son chant plutôt que risquer de le perdre (s’il advenait qu’il soit tué).
« Lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre a laissé dans son sillage une suite de notes de musiques : ces pistes de rêve forment dans tout le pays des « voies » de communication entre les tribus éloignées. »
Un chant, outre qu’il a fait prendre corps à ce qui environnait l’homme, est donc « à la fois une carte et un topo-guide. Pour peu que vous connaissez le chant, vous pourrez toujours vous repérer sur le terrain ».

« La totalité de l’Australie peut être lue comme une partition musicale. »

Chaque lieu est un « rêve ».

En voyage, on peut chanter : « ça fait venir le pays plus vite ».
Si on demande à un aborigène quelle est l’histoire de  tel endroit, sa réponse mentionne « qui » est le lieu, le site sacré : « kangourou », « lézard », « les œufs du serpent arc-en-ciel » par exemple, selon l’ancêtre qui lui a donné naissance. Entre deux sites, la distance est considérée comme le passage du chant.

L’aborigène hérite d’un rêve (pas forcément le même pour tous les enfants d’une même mère – en fait, ce rêve est reçu au moment où la mère sent pour la première fois l’enfant bouger dans son ventre : elle repère l’endroit, et cet endroit est ensuite offert à l’enfant).
Il dit alors qu’il a un rêve lézard, par exemple. Ce qui signifie qu’il a le lézard en totem, et qu’il appartient au « clan » des lézards. Il est bien sûr exclu, dans cette situation, qu’il chasse des lézards.

De même, il n’est pas propriétaire du lieu qui lui est échu. La possession  est un concept qui n’existe pas. Mieux encore, il a un « directeur rituel » (le kutungurlu) qui  est responsable de son lieu (en accord avec lui), et lui va s’occuper du lieu de l’autre.

Ainsi, le territoire n’est pas délimité par des frontières, mais conçu comme un réseau  de lignes croisées. Chacun reçoit en héritage un tronçon du chant de l’ancêtre, et un tronçon du pays où « passe » ce chant.

L’homme qui suit un itinéraire chanté trouve sur son chemin des gens appartenant au même « rêve » que lui – c’est-à-dire descendant du même ancêtre totémique, celui qui le premier a chanté cet itinéraire – et il peut être assuré de rencontrer un bon accueil. « A la longue, il devient la piste, l’ancêtre et le chant. »
Sur chacune de ces lignes, les aborigènes pratiquent des échanges de choses inutiles ou banales, qui n’ont d’autre but que d’être une « prise de langue », pour échanger l’essentiel, les chants, et permettre aux autres des droits de passage.

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Kalaya Tjukurpa (Bradley Tunkin)

Lors des cérémonies, tous les chants correspondant à une piste sont chantés dans un ordre immuable pour célébrer la création (si l’ordre n’est pas parfait, il y a, symboliquement, abolition de la création).

Les ethnologues se sont aperçus que les chants pouvaient être transmis par télépathie, et certains aborigènes peuvent ainsi connaître des régions très éloignées, dans des endroits où ils ne sont jamais allés auparavant.

« Un membre d’une tribu A, qui vivait à l’extrémité d’un itinéraire chanté pouvait entendre quelques mesures chantées par la tribu M et, sans connaître un mot de la langue de M, savoir exactement quelle terre était chantée (une terre située à plus de 1800 km de là), grâce à la structure mélodique. Il serait capable de chanter ensuite ses propres paroles (sa traduction, en fait) en les substituant aux paroles initiales, pour décrire l’endroit.
Le profil mélodique du chant décrit, en quelque sorte, la nature du terrain concerné, comme de la musique (efficacement) descriptive.

Un chanteur expérimenté, en écoutant la mélodie, pouvait compter le nombre de rivières à traverser, les montagnes à gravir et en déduire à quel endroit de l’itinéraire chanté il se trouvait. »

Le personnage central du livre (qui n’est pas aborigène) conclut alors, sous forme de question à méditer :

« La musique serait une banque de données servant à trouver son chemin dans le monde ? »

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Ata Get

I have a dream…

Creuser mon sillon en chantant mon rêve, me fondre avec ce chemin et ce rêve éveillé, marcher toujours sur des routes d’autant plus réelles qu’elles sont imaginaires, échanger ma musique personnelle (et néanmoins reçue de mes ancêtres) avec d’autres humains nomades, voilà qui me semble, à défaut de constituer une résolution, être un programme qui me sied bien pour le siècle à venir (ne nous la jouons pas petit braquet).
Qu’on se le dise !
Et que votre propre chemin soit fertile et passionnant, voilà ce que je vous souhaite en ce jour.

©Bleufushia

*traduction d’Olivier Favier, trouvée sur son (excellent) site dormirajamais.org

** le chant des pistes (Bruce Chatwin), dernier voyage en Australie peu de temps avant sa mort (en 1989)

Le livre de Chatwin a été écrit à un moment où les blancs avaient déjà commencé à construire des lignes ferroviaires, à détruire une partie de ces lignes, à regrouper les aborigènes dans des villages… Dans les années 70, de plus, ils ont fourni aux aborigènes du matériel de peinture, et ils sont transcrits leurs cartes orales en œuvres apparemment abstraites. Ensemble de lignes et de points, elles retracent un territoire, représentant aussi, pour certaines, l’animal totémique associé au rêve. Ces peintures splendides sont devenues une source de richesse pour les blancs, et sont « extérieures » aux traditions. Chez les aborigènes,  l’art graphique est éphémère.