bleu fushia

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Le classique moderne

Picasso, par Arnold Newman (1962)
Picasso (Arnold Newman /1962)

Préliminaires

Ce matin, rendez-vous dès potron-minet pour faire refaire mes lunettes.

Le bonhomme qui me reçoit porte une veste pied-de-poule (quel nom bizarre quand même) ET une cravate du même motif. L’ensemble doit dater de son grand-père, la dernière fois que j’ai vu du pied-de-poule doit remonter au siècle dernier. Et il croit sans doute drôle de s’être coiffé avec une crête. A mon avis, que je tairai ici, ça craint un max.

Je m’assieds en face de lui, et pendant qu’il consulte mon dossier, mes yeux tentent de s’accommoder : entre la veste et la cravate, ça gondole dru. Il lève enfin les siens, d’yeux, constate – je suppose – mon regard quelque peu égaré et lâche :

« Vous diplopez, ma parole, votre ophtalmo ne vous a rien dit ? »

Je checke nerveusement dans ma tête mon vocabulaire de base, tâche compliquée par le pied-de-poule qui n’en finit pas d’onduler, pour constater que le mot le plus proche de celui proposé semble être diplodocus. Je la trouve un peu raide, celle-là, me traiter directos d’ancêtre, alors qu’on n’a gardé aucun volatile de concert, que je sache. Je lui donnerais bien un soufflet pour laver mon honneur (ça me rappelle une histoire véridique, arrivée à une amie prof : un autre gamin lui avait demandé pourquoi dans le Cid, on parlait de donner un gâteau au fromage).

Mais je choisis finalement de me taire, alors qu’il enchaîne : « Faudrait p’têt caler un prisme sur votre œil ».

Je renonce à lui dire que j’en ai deux, d’yeux (‘dedieu !), et il procède au montage du dossier dans un silence lourdement signifiant, dont je me fiche dans les grandes largeurs, pendant que j’essaie d’imaginer ce que donnerait sa veste vue à travers un prisme de diplodocus.

Le cœur de l’affaire

J’ai ensuite rendez-vous au restau avec un pote. Je suis en avance, mais je connais le patron qui me laisse m’installer sur la terrasse tout le temps qu’il me faut. Et j’ai bien besoin de la vue sur mer pour reprendre mes esprits.

Mais au moment où je me baisse pour m’asseoir, je constate, horrifiée, que mes chaussures préférées ont « deux trous rouges au côté droit ». Faut-il donc que, « comme des lyres, je tire les élastiques de mes souliers blessés » ?

Sakir Gökcebag (instagram)

Dites donc, les jeunes, on ne se moque pas : je ne connais peut-être pas le verbe diploper (qui, à mon avis, n’existe pas), mais j’ai fait des études, et suis capable de citer Rimbaud himself pour magnifier mon quotidien.

A propos, plus personne ne dit « souliers », vous avez remarqué ? Il y a quelques temps, j’ai employé ce mot devant un enfant éberlué, qui n’avait visiblement pas la moindre idée de ce que je voulais dire. J’ai cité le père Noël, les petits souliers… toujours aucune lueur dans ses quinquets : la chanson n’explique pas ce que c’est, après tout. Ça peut être un accessoire pour ses rennes.

J’ai lâché l’affaire : il paraît qu’il disparaît corps et biens plus de 3000 mots par an, dans le silence absolu des espaces infinis. Pendant que d’autres, ineptes, arrivent.  Ça fait partie des choses qui me touchent, l’effacement des mots. Et leur remplacement par du grand n’importe nawak. Mais ce n’est pas le sujet.

Même si je suis musicienne, la musique élastique des souliers blessés, ça va un moment. Un constat réaliste efficient s’impose. Le réalisme efficient, je viens de découvrir ce concept brillamment expliqué et appliqué à la politique, dans le dernier roman que j’ai lu, de la plume de Philippe Claudel*, et je l’ai trouvé trop cool. C’est un genre de réalisme dont on se fiche éperdument qu’il soit réaliste pourvu qu’il soit efficient.

M’andonné (comme on dit par chez moi), les pompes meurent (les miennes ont un air ouvertement subclaquant – un trou, c’est ouvert…), et en acheter d’autres fissa devient urgent.

J’ai été élevée avec le dicton « il faut suivre la mode ou quitter le pays », et qu’on choisisse une option ou l’autre, on se déplace, et ça ne se fait pas pieds nus, c’est un principe familial auquel je ne dérogerais sous aucun prétexte, n’insistez pas. J’ai vérifié rapido mon paletot, ça allait pour le moment. Pas forcément idéal, mais largement moins pire que celui de l’opticien.

Sivam Karim / Blue Wave (insta

ACTION

One

Comme je suis une fille top moderne, je fais les courses sur mon portable, depuis le restau, devant « la mer, la mer, toujours recommencée », hop hop hop, et en trois coups de cuillère à pot – façon de causer – je tape « chaussures » dans l’araignée, et s’affichent illico toutes les godasses du monde sous mes yeux ébahis.

Mais en tout premier lieu, gogol me propose avec insistance un cours sur la chaussure : ça devrait peut-être me mettre la puce à l’œil (je lis, sur mon ordi, je vous signale, et mon oreille est au repos), qu’on m’explique ce que c’est qu’une chaussure, je ne suis pas un perdreau de l’année. Normalement, à mon âge vénérable, on connaît un certain nombre de choses basiques. Mais soit, révisons !

Donc, on a une tige – c’est le dessus, et cette dénomination me ravit et me semble de bon augure, moi qui suis née au pays des fleurs, et dans la clinique du même nom -, tige dont le problème est de se raccorder correctement à une base, formée de deux parties : la semelle (jusqu’ici, tout va bien – c’est justement par là que mes vieilles grolles pèchent – ou pêchent ? je vis au bord de la mer, alors, je ne sais jamais), semelle elle-même toujours recouverte d’un cousu Strobel, qu’on appelle aussi, parfois, une semelle de propreté (elle est très vite sale, mais  bon).

Parenthèse, désolée, c’est plus fort que moi, j’ai comme une angoisse…

Même s’il y a une légère différence, une petite lettre, le nom de Strobel me fait remonter à la mémoire l’abominable Strubel-Peter, une horreur d’histoire que ma mère me lisait en allemand. Le Peter en question refusait de se laver (vous voyez le rapport ? la semelle de propreté… ha ha, y a jamais de hasard) et sa mère le torturait de mille façons pour le faire aller droit. Ça a été le cauchemar de mon enfance.

Je reprends ma respiration, et je continue. Zen !

Two

Le deuxième site m’explique comment faire de la publicité pour de chaussures que je voudrais vendre : je me morigène (ou y a pas d’plaisir), j’aurais dû taper « acheter des chaussures », parce que c’est certain que je vais avoir droit, dans le désordre, à l’histoire de la chaussure depuis le pithécanthrope, puis à une étude sur le fétichisme et plus si aff., mais docile, je lis les conseils, on ne sait jamais, si je devais me lancer un jour dans la vente de pompes. Le monde est si incertain.

Je vous la fais brève, il faut aller déclencher l’émotion chez l’acheteur, et même plusieurs émotions en même temps, en employant des mots choisis (genre « iconique, nouveauté, sophistiqué, lifestyle, suprême, séduisant, équestre (équestre ?), influenceur, classy, vogue… », indiquer que ça peut donner un nouveau twist (again baby ?) et nous faire nous démarquer de la foule. Tout ce qui « permet d’associer heureux et puissant, émotion et puissance » est bienvenu. Un exemple : « flower power, tes pieds seront au paradis » (pourquoi ça me fait émotionner directos version Satan et ses pompes ?)

internet (source non identifiée)

Et l’article conclut :

« Le but n’est pas qu’on vous achète quoi que ce soit, mais que vous suscitiez l’engouement. » (« sans aller trop loin non plus », nous conseille-t-on : « référez-vous à l’attirance fatale pour le viral qui a failli perdre certaines marques** »)

« Plus ce que vous proposez est laid et plus cela a des chances de faire le buzz. Et donc, de vendre. »

Et le pompon :

« Prenez garde à ce que le produit ne devienne pas réel avant d’être certain qu’il a suscité l’engouement, et ne cédez pas non plus à un moment historique (hystérique ?) d’obsession pour la réalité fictive ».

Alors, ça, le virtuel obsessif ça me connaît. J’ai déjà écrit là-dessus il y a longtemps, lorsque j’ai acheté ma voiture « bleu virtuel ***».

Forte de ces bons conseils, que j’engrange dans ma boîte à futurs potentiellement potentiels, je plonge dans le vif du sujet. Il me reste 10 mn, faut que je finalise, pour arrêter la musique élasto au plus vite.

Three

Rentrer dans le concret, efficacement, poser un choix judicieux… top chrono… à vos marques…

Je vous liste ce que je trouve, photos à l’appui. Vous me direz ce que vous en pensez.

-des bottes floues (je distingue mal si elles sont floues en hauteur ou en largeur, mais elles sont bath !)

-des chaussures gothiques

photomontage ©Bleufushia

-des chaussures vertes (rouges sur la photo – un truc pour les daltoniens ?), à base de plantes (seulement avec des tiges, sans semelles ?)

-des basket-maisons (avec un « s » à maison, mais pas à basket : je suis à moitié rassurée, je peux les amener en vacances, mais seulement à cloche-pied), une « vraie déclaration de style » qui permet de « combiner sa passion avec le confort » (c’est une pub sponsorisée sur facebook, qui m’en promet une « vente secrète ». Ça tombe bien, j’adore faire partie des happy few).

-des pantoufles  destinées à être utilisées dans la rue : « la pantoufle in the city », très tendance.

Jusqu’ici, tutto va bene. Même si ça défrise un peu ma conception de ce qu’est une chaussure. Mais je suis souple, pas de blème.

-une pub pour un appareil qui peut être connecté avec des pantoufles, une invention formidable qui a déjà endormi en 8 minutes plus d’un million d’insomniaques (d’un seul coup, la vision des millions d’endormis pantouflards branchés d’un coup me fait flipper, mais je continue).

-une pantoufle tigrée grande taille (une ? bon, OK, si elle est grande et qu’elle fait chaufferette. Ou alors, c’est pour unijambiste ?).

knickerbocker

-des sneakers à plateforme (alors là, le sneacker, je donne ma langue au chat, ça me rappelle vaguement le knickerbocker -et « les robes blan-an-ches »-, mais je subodore qu’il n’y ait aucun lien, on est quand même au 21ème siècle, Maurice Chevalier est mort, et on n’est pas dimanche), qui détournent les chaussures de leur usage quotidien (la largeur de la plateforme n’est pas précisée : je visualise plutôt des genres de raquettes, sponsorisées par Total). Une petite recherche m’instruit sur le fait qu’avec des sneakers, on peut arriver en douce, à cause d’un mix matières. C’est peut-être un truc pour une plateforme de détectives, staïle genre Uber.

-des silver shoes noires (l’impermanence est la règle de la vie, un jour silver, le lendemain, plus du tout).

-des chaussures hand-free (c’est sympa pour les manchots)

-les chaussures Air des années 80 : « the Air est de retour », c’est le classique moderne. Ah, celles-là pourraient me plaire, les années 80, c’est un peu ma jeunesse, et le genre moderne historique, c’est tout moi, ça.

Kane x Crocs

-des crocs à talons de 10 centimètres : et si je dépasse 50 euros, il y a « des chutes offertes ».

Jusqu’ici tout va toujours bien.

Enfin, presque, les godasses qui te font tomber, c’est quand même un concept avec lequel j’ai quelques difficultés.

Le fin mot de l’histoire

J’ai un peu le tournis. Je décide de prendre un apéro et de la hauteur.

J’en regarde une dernière :

Spécialement pour vous, des pantoufles virales que vous ne pourrez plus jamais quitter. 

photomontage ©Bleufushia

Spécialement pour moi : ils me connaissent bien. C’est la seule qui est écrite en italiques. J’ai une grand-mère italique, je suis fidèle dans l’âme. Ça me touche.

Jusqu’ici, tout va bien, super bien. Je domine parfaitement le sujet, avec une sorte de lucidité supersonique. Je vous explique.

Le virus équestre est arrivé au galop, poussé par des vents déchaînés depuis l’air des années 80, qui a dû être entreposé n’importe où, va savoir comment, dans une église gothique, si ça se trouve. C’est grand, une église, il y a du volume sous plafond pour stocker. Il a ensuite été répandu lors d’une vente secrète sur une plateforme (l’image que j’en ai est un peu floue, mais très iconique cependant, et il me semble distinguer des manchots in the city, impliqués dans la transaction, et des unijambistes classy qui touchent 50 euros chaque fois qu’ils se cassent la figure en dansant le twist).

On a inoculé le virus dans les semelles de propreté, pendant qu’elles roupillaient du sommeil du juste, ce qui permettait de les passer de silver à noires, et surtout de safe à dégueulasses. Il ne restait plus qu’à profiter de l’émotion des clients historiques, pour les convaincre d’enfiler les pantoufles iconiques. Quant au virus, il a comme conséquence de faire fondre les pantoufles jusqu’à ce qu’elles collent aux pieds pour la vie. Mais il reste confiné sous les pieds. L’attirance fatale pour le viral ne dépasse pas le niveau des chaussettes, mais se répand subtilement : c’est comme une sorte de drogue, ils nagent dans le bonheur. Puissants, heureux, sophistiqués…

Et si on y réfléchit bien, il n’y a que des avantages : plus de temps perdu à les enlever et remettre jour après jour. Plus besoin d’en racheter. Plus d’hésitation entre gothique vert et classique moderne.

Je me sens cool, prête à tout, de nouvelles pompes, un new lifestyle. A quoi tiennent les choses ? Je flotte un petit moment, plongée dans un doux rêve.

Un homme s’est installé à la table voisine. Le serveur vient lui demander ce qu’il a choisi.

« Je vais partir sur une escalope », annonce-t-il.

Je ne sais pas ce qui me prend, l’ivresse des pompes virtuelles peut-être, un instinct un peu sauvage, ou déjà la contamination en avant première (peut-être due aux pieds de la poule, certainement chinoise).

Ma décision me foudroie comme une lumineuse évidence.

Je me lève d’un coup, je ne veux pas qu’il disparaisse, cet homme aventureux.

« J’embarque aussi ».

En partance (photomontage ©Bleufushia)

© Bleufushia

*Philippe Claudel : Crépuscule

** Balenciaga, en l’occurrence (et « la mémoire de Christobal Balenciaga en aurait été avilie »)

***pour tout savoir sur ma voiture bleu virtuel, c’est par là : https://bleufushia.wordpress.com/2016/11/03/palsambleu/

Sinon, je n’ai rien inventé, tout ce gloubi boulga se trouve sur le net. J’ai eu envie de partager avec vous ma pantoiserie amusée devant le monde fucking moderne.


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A la rue

Transport en commun (linogravure de E. Savoye)

J’ai accepté de partir avec des copains pour une « innocente » virée vers la Cité de la rue – ou un nom dans le genre, je n’y ai pas prêté attention sur le moment, je suis crédule et de bonne composition.
« Tu vas voir, qu’ils ont dit, paraît que c’est velu et que ça décoiffe sec ».
Vu le mistral qu’il y avait, je n’avais aucun doute.
Mais il ne faut pas se fier aux noms (ni à rien d’autre, au demeurant), pas de rues dans la Cité de la rue. Aucune ? non, et pas de maisons non plus, rien que des containers en vieux métal rouillé, des véhicules en tout genre mais tous hors d’âge, des hangars immenses, vides et sombres, désertés.
Comme si le temps s’était figé.
Un mauvais pressentiment m’a effleuré l’échine, mais trop tard. J’avais accepté de venir dans cette galère.
Le temps de tenter de déchiffrer mon chemin dans les traces de pas, de suivre un vague « c’est par là » après la flèche violette (on ne se méfie jamais assez des couleurs : je n’aurais pas dû commencer la journée en lisant un article sur la Catastrophe ultra-violette, ce truc quantique trop chelou, ça porte la scoumoune) et je les avais paumés. J’étais au milieu de nulle part.
J’ai commencé à repérer, dans des coins assez peu visibles, des conseils sybillins gribouillés sur les murs, mais va-t’en savoir, peut-être que ça n’avait rien à voir, ou que c’était pour mieux perdre le monde – je dis ça, je ne voyais personne non plus – : «cherche la lumière qui crépite sur le plastique », « va te baquer sur la digue », « le sac rose qui résiste, c’est finish (sic) », « trouve le masque qui a touché une bouche qui ne pensait pas », « va croquer un oursin » (ça va pas la tête ?), « allez, boulègue ! », ou des questions : « pourquoi le temps semble détraqué ? » (mais de quel temps il s’agit ? tous les objets obsolètes me font douter fortement).
Ça ne m’aidait pas lerche.

J’ai choisi d’avancer. Si tant est qu’on puisse considérer ça comme un choix.
Avec en tête le titre approximatif, mais lancinant, d’un roman lu dans une autre vie, une histoire de cheminement parmi des fantômes aux yeux troués. Ça y ressemblait, mais dans une Amérique en deshérence, du siècle dernier, un décor de désert en carton-pâte mis en scène par un clown moqueur.

De qui se moque-t-on ? Une sensation d’être tombée dans un piège d’un humour douteux.
Avant, dès l’arrivée, les images d’un cataclysme aux causes indéterminées : bus posé sur son cul, volant vers le ciel, caravanes abandonnées, vélos hors d’atteinte, fusée écrasée au sol, comme un inventaire à la Prévert sans raton-laveur, des bidons industriels bleus à perte de vue.

Nouveau, laissez-moi rire jaune !

Et le coup de la fusée de Tintin, on ne me la fait pas non plus !

Un panneau « route barrée » alors qu’il n’y a pas l’ombre d’une route à l’horizon (je sais que les routes ne font pas d’ombre, c’est histoire de dire)

Après ça, j’ai commencé à discerner des figures humaines, sauf qu’elles étaient dessinées, ou sous formes d’ombres (purs fantasmes, comme pour la route, sans personne de chair et d’os qui puisse créer une ombre), ou des personnages fantastiques, et même un enfant qui paraissait « authentique » – la photo ne trompe pas, pourtant.
Je vous laisse voir cela par vous-mêmes.

En vrac, peu importe, puisque tout ceci n’a aucune espèce de logique et de sens.
Ma déambulation se déroulait dans un silence sidéral -alors que toute cette tôle rouillée aurait dû grincer au vent -, et passait de lieux vides à des endroits sans repères possibles !
Je crois être tombée dans une faille de l’espace-temps, un endroit aveugle dans un temps incertain.

Le regard de ce dernier personnage m’a fait rebrousser chemin très vite, une impulsion incontrôlée, comme un indice de mon effacement prochain.

J’ai couru, dans une sorte de brouillard indistinct : le paysage était devenu subitement liquide, j’entendais même le grincement insistant d’une noria. Je ne me suis pas retournée pour en vérifier l’existence. Rien ne semblait vrai. Le bruit en était partiellement recouvert par des chuchotements dans une langue non reconnaissable.

Puis s’est imposé le claquement des haubans, avec la bande sonore d’un haut-parleur de gare, qui annonçait le train de 8h22, et on était hier.

J’avais été téléportée à l’Estaque (comment l’expliquer, autrement ?), il n’y avait plus aucun vent et les copains, installés dans un café, me hélaient.
« Tu as vu le petit escalier qui monte raide ? On se croirait dans un film de Guédiguian ! ».
Je ne leur dis pas que je sortais d’un scénario assez différent. Chacun son cinoche, after all !


©Bleufushia

En vérité, visite – ici partielle et partiale – d’un lieu très vivant, animé, superbe, plein de créations en tout genre, entre autres, tous les décors des animations de rue de Générik Vapeur – j’y ai retrouvé avec plaisir ceux de l’installation du 17ème arrondissement de Marseille (qui n’en compte que 16) lors de Marseille Capitale de la culture en 2013. J’y avais consacré un album photo facebook, d’ailleurs.
Il s’agit de la Cité des arts de la rue, installée aux Aygalades, un quartier de Marseille en bordure de l’autoroute Aix-Marseille (dans ce sens-là, on peut voir en contrebas le bus renversé qui sert d’amer, loin de la mer). Cet endroit permet, entre autres, à des compagnies de travailler en résidence. Il y a également un mur (le mur duf – pour « du fond « ) qui était hier le lieu d’une opération particulière : ce mur a été peint par des artistes divers 49 fois. Le 50ème avait décidé de faire oeuvre d’archéologue en isolant des fragments du mur destinés à être partiellement creusés pour en dégager des oeuvres aléatoires formées de la superposition des couches successives.
Une fois par mois, le premier dimanche, il y a des conférences, des animations, des expos, un marché de producteurs et d’artistes (c’est là que j’ai acheté la linogravure de la première photo de l’article, après une discussion chaleureuse avec l’artiste), des spectacles, des ateliers : c’est un endroit extrêmement sympathique et alternatif, où la parole circule, où tout le monde communique. J’y allais pour la première fois. Et en ai été ravie.
La photo des Ectoplasmes paréidolesques est un photomontage de Lili Tango (alias Bleufushia), et les photos sont à l’avenant.

Mon ami Pierre ne m’a pas prêté sa plume, mais m’a encouragée à faire part de ma balade : « allez boulègue, fais voir tes photos » (boulègue, ça veut dire bouge, en marseillais). Il livre une tout autre vision du lieu, plus précise, intéressante, avec de chouettes liens, dans l’article de son blog, le petit monde de Pierre : https://pierregrandmonde.wordpress.com/2023/12/05/digressions-autour-dune-balade-marseillaise/?fbclid=IwAR1VPTEQTgHVkW-B7PcaXCRUf86ESDL2nxPtIylxrB1oahQoWTMwWxCU3VU


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Démarche d’une séance de neuro-training

Permanence de l’enfance (photomontage ©.bleufushia)

Nous sommes tous inscrits dans une lignée, dans laquelle se sont produites des difficultés variées, certaines résolues, d’autres non.

Au moment où nous venons au monde, nous sommes le croisement de deux histoires, à un moment donné de leur évolution, et lors de notre naissance, c’est comme si nous prenions le témoin dans une course de relais.

Notre vie va être tissée de ce qui nous arrive, de nos interactions avec nos parents (puis d’autres qu’eux), et aussi des histoires non résolues avant nous (secrètes ou non).

Dans le ventre de notre mère, nous sommes plongés dans un liquide hormonal, qui nous met au diapason de ce qu’elle ressent, par le biais des émotions chimiques que sont les hormones.

On ne naît donc nullement vierge, mais imprimé de toute cette histoire, et avec déjà une représentation – qui se situe hors de la conscience – du rôle qu’on est censé avoir, de la façon dont on va être accepté ou non en fonction de ce qu’on va faire – et avec des émotions aussi, celles de la mère, mais également les nôtres.

Survie

Quand un stress apparaît, nous allons nous adapter, et produire la réponse la plus efficace à ce moment-là : cette réponse est celle qui va nous sortir d’embarras, faire baisser le stress, et nous permettre de fournir le comportement qu’on attend de nous.

Nous adoptons une réponse de survie (lutter, fuir, faire le mort…) et nous l’engrangeons avec l’émotion et la nature du stress dans notre mémoire.

Refoulement des émotions

A la rencontre ultérieure d’une nouvelle situation de stress de même nature (ex : si on a eu un gros stress à la naissance – qui est notre première séparation et notre premier début d’autonomie -, toute situation de notre vie ressemblant à une séparation, quelque chose qui nous sort de notre zone de confort avec cette coloration-là (ça peut être dans des contextes aussi différents qu’un déménagement, une rupture, un changement de travail…), va amener le cerveau à chercher dans sa bibliothèque ce qu’il a en mémoire comme réponse, et il s’en sert, de la même façon.

En fait, nous prenons peu à peu l’habitude de situations en mode survie, adaptatif, en utilisant un cocktail bien mélangé et fusionné, formé d’une perception initiale, d’une situation initiale, d’une émotion initiale et d’une action.
Avec le temps, tous ces comportements (qui correspondent à des schémas hérités ou à des choses nouvelles créées par notre environnement particulier) vont avoir plusieurs conséquences : ils deviennent des habitudes stéréotypées (dès le moindre indice d’une perception à peu près identique, on fonce), ils sont de moins en moins efficients, ils nous éloignent de plus en plus de qui on est (puisque leur but initial était de nous adapter à la demande d’un autre – dans le but de nous faire aimer), ils créent en nous des conflits (parce que nous ne sommes pas libres d’une autre réponse, n’en ayant pas expérimenté d’autres, et ne parvenant même pas à penser qu’il y puisse y en avoir une autre).

Il y a toujours un ancêtre quelque part (photomontage ©.bleufushia / remerciements à Philippe F.)

Le rôle des symptômes

Le corps commence alors à produire des symptômes, qui ont trois fonctions : nous indiquer que quelque chose ne va pas, nous donner des indices sur ce qui ne va pas (parce qu’on n’a pas n’importe quel symptôme), et une autre fonction qu’on voit rarement : nous aider à justifier qu’on ne fait pas ce qu’on devrait faire.

Exemple : si je suis déprimé, la déprime me prive de force et d’envie (et m’handicape) et en même temps, elle est le symbole que je n’ai pas de force pour faire ce que je devrais, et elle montre à tous (et à nous-même) qu’on ne peut pas faire ce qu’on devrait parce que justement, on n’a pas de force.

Et le serpent se mord la queue : comme nous n’avons pas de force, nous allons attaquer le problème tel qu’il se montre : par des médicaments.

  • s’ils agissent, le symptôme qui n’a pas pu se faire entendre va se manifester ailleurs et autrement.
  • s’ils n’agissent pas, ce n’est pas mal non plus, parce que, tant que nous sommes en train de lutter contre un symptôme, nous n’avons pas à nous confronter à l’extrême douleur psychologique, émotionnelle, qu’il dévoile tout en le masquant.

Ma pratique

Les soins que je pratique (de trois natures différentes) ont tous la même approche, ce sont les moyens d’action qui diffèrent.

Deux ont pour base la médecine chinoise (pour laquelle il n’existe aucune maladie qui n’ait pas pour origine une émotion), du décodage biologique (réflexion sur la zone atteinte, sur sa symbolique, sur sa fonction…), de la psychogénéalogie, entre autres outils.

La démarche consiste à chercher quelle est la première situation de stress, quelle était sa coloration émotionnelle, quelle a été la réponse (comment le corps a engrangé une faiblesse à tel endroit, ou sur tel méridien, en fonction de l’émotion de base, faiblesse qui va être à la base de beaucoup d’autres qui vont suivre).

On cherche ensuite à « dé-fusionner » le stress, la situation, et l’émotion… pour ensuite proposer au cerveau une piste de solution autre (qui en général, branche la possibilité de l’émotion opposée), en rétablissant le choix.

Cette notion de choix possible de la personne (en fonction d’elle, de ses valeurs, de sa nature, de son moi propre – et non pour s’adapter à la demande) est la finalité que l’on poursuit.

De façon très étonnante, parfois, il suffit de signaler à notre cerveau qu’on a compris la nature du problème, pour que la « nécessité » du symptôme – dans son rôle de signalement, dans ce qu’il nous permet d’évitement – disparaisse.

De rouille et d’eau (photomontage ©.bleufushia)

D’autres fois, il faut y revenir, parce qu’on n’a pas fait disparaître, dans cette première intervention, le bénéfice que la personne tirait de l’ancienne situation. Et la personne peut encore manquer de force pour mettre en œuvre autre chose.
La « lecture » de ce que le corps a à nous dire de notre histoire se fait en premier lieu à travers nos fascias : tissus qui entourent tout dans notre corps, dans un faisceau continue à plusieurs couches, et qui grave en lui nos blessures émotionnelles.
Mais aussi au moyen de la médecine chinoise, qui permet de repérer facilement quel méridien est en jeu (il y en a souvent plusieurs).

Ces fascias et ces méridiens répondent à chaque séance ce que la personne est en passede pouvoir accepter de faire monter à sa conscience (pas tout d’un coup, mais ce dont la personne commence à souffrir le plus).

Souvent, ce qu’on peut transmettre à la personne dont on s’occupe, c’est la mise en lumière des questionnements qui doivent se poser à elle, maintenant. On n’a pas la réponse, et la personne pas forcément non plus, mais la bonne question fait en sorte qu’on puisse commencer à envisager, puis à tenter des réponses divergentes, des changements de points de vue, qui vont éclairer nos représentations, nos perceptions autrement…

Et à partir de là, le corps peut commencer à se détendre, à se décrisper… et on est sur la voie du mouvement, et des recherches de sens, de ce qui pourrait être notre sens à nous, notre identité propre…

On peut commencer à passer de la survie à la vie, du non choix au choix.

Vivre (photomontage ©bleufushia)

©.bleufushia (pour Lili Thérapie)


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Dead or alive ?

Richard Donner vient de mourir. Je n’avais jamais fait attention à son nom, en revanche, je découvre aujourd’hui que c’est grâce à lui qu’une certaine Amérique a été un des fils rouges de ma vie.

En voilà un bref récit, écrit en 2000, 20 ans après la mort de Steve Mac Queen (le « elle » cache la référence très clairement autobiographique).

***

Cette année-là, elle a 9 ans. Ses parents viennent d’acheter un poste de télévision, et l’Amérique pénètre son univers pour la deuxième fois.
La première fois, c’est ce livre, Cochonnet en Amérique, quelques années auparavant. Elle est alors une enfant fragile, protégée par des interdits alimentaires stricts. Que Cochonnet, à la fin de l’histoire, puisse s’acheter une glace dans une « pharmacie », la laisse rêveuse.
Après, quand elle trace à la craie les marelles initiatiques de son enfance, à la place de Ciel, elle écrit Amérique.

A 9 ans, ses semaines passent dans l’attente impatiente de son rendez-vous du week-end avec Steve Mac Queen. Elle raffole du début de Au nom de la loi, ce gros plan sur le bas du corps de Josh Randall, qui met en valeur les reflets sur la Winchester et la démarche calme et implacable du héros, la caméra qui se rapproche, remonte, pour enfin se fixer sur le beau visage, impassible sous le chapeau. Steve devient son idole. Il détrône tout de suite Thierry la Fronde dans son Panthéon personnel. Du chasseur de primes, elle retient surtout le côté justicier.

Cette année-là, elle fait déjà ses classes au conservatoire de la ville voisine. Elle y apprend le piano classique, elle travaille sérieusement. En apparence seulement, elle est une petite fille soumise. A l’intérieur, déjà, elle bout.

Après ses gammes, elle martèle la musique du générique, à deux mains, très fort, en utilisant bien le poids des avant-bras, comme dans le jeu puissant que lui apprend son professeur russe. Le « do dooo… lab fa lab rééé… do dooo… lab fa lab doooo… » vengeur lui permet de supporter la cruauté de l’univers, en l’occurrence celle de ses parents.

 

Dead or Alive ? C’est alive, avec énergie.

Deux ans après, elle rentre en 6ème, apprend l’anglais, se désintéresse immédiatement de l’Angleterre, qu’elle trouve sans sel, et découvre que Queen veut dire reine. Elle ne comprend pas. Pour elle, c’est un roi.

Plus tard, elle a quinze ans.

C’est le temps des premières amours. Il s’appelle Jean. Il l’a invitée chez lui, pour suivre avec elle en direct l’alunissage d’Armstrong. A part eux, la maison est vide, elle ne se rappelle pas par quel hasard, elle sait juste qu’elle découvre aussi la lune entre ses bras musclés, ce joli soir d’été, sous ses caresses maladroites. Il lui cuisine une banane flambée. Il met Satchmo sur le tourne-disques et il l’embrasse avec la langue, les mains sur ses petits seins pointus. Sur la bande-son de sa mémoire, leurs baisers d’alors s’entremêlent pour toujours à la voix rauque et chaude de Louis. Elle entend du jazz pour la première fois.

Emue, sur ce canapé en skaï rouge, elle trouve la musique renversante. Elle décide que cette nuit-là est celle de sa naissance.

Classical music is dead !

Elle range définitivement Bach et Liszt. Dans sa nouvelle existence de femme, elle sera swing, ou rien.

Satchmo

Un an après, elle rentre dans un lycée de jeunes filles, où jupe et blouse sont obligatoires. Elle travaille sérieusement et son excellence scolaire lui permet de justesse d’éviter les sanctions lorsqu’elle met sa blouse à la poubelle, pour ne plus porter que des surplus de l’armée américaine. A la télé, la guerre au Vietnam s’invite tous les jours à table. Elle passe tout son temps libre avec son boy friend du moment.

Maintenant, il s’appelle Pierre, il a les cheveux longs et en bataille, bien sûr, et une tunique indienne bleu turquoise sous sa salopette rouge. Il est plus beau qu’un roi. Ils sont pour l’amour, pas pour la guerre. Avec lui seulement, elle s’appelle Suzanne, elle est « à moitié folle, et elle n’a plus peur de voyager les yeux fermés ». C’est lui qui lui a offert cette belle affiche d’Angela Davis, à la coupe afro, qu’elle a punaisée au mur de sa chambre. Elle la regarde en écoutant en boucle, à tue-tête, la voix de Janis Joplin, et sa version déchirée de Ball and Chain.

Elle déteste ses parents, leur culture bourgeoise, la petite ville portuaire grise où elle poursuit ses études, la vie étriquée qu’elle y mène, où tous les jours sont «the same fucking day, man ! ».
Faute de pouvoir modifier la couleur de sa peau, elle décide de se faire friser.

Encore deux ans et elle est en terminale. Elle lit Wilhelm Reich, La fonction de l’orgasme.

Ses lectures sont thématiques, choisies chez les plus provocateurs. Comme Henri Miller, dont elle dévore, allongée sur le sable d’une plage de nudistes, la Correspondance passionnée avec Anaïs Nin, elle veut « aller au bout de chaque route ». Elle lit Sexus, qu’elle a choisi pour son titre, pour la réputation sulfureuse qui s’en dégage. Elle continue avec Plexus et Nexus.
Elle décide qu’on ne lui mettra pas la bague au doigt. Elle n’épousera jamais. Elle s’y tient. L’amour, elle ne le conçoit que « fruste et nu, sauvage et libre », débridé et sensuel. Quant aux mots pour nommer les choses du sexe, elle apprend à les aimer crûs et sans faux-fuyants.

Cette année-là et les suivantes, pendant que sa mère s’enthousiasme naïvement pour le monde sucré des comédies musicales américaines, elle écoute Mingus et ses Fables for Faubus, Coltrane, Miles, et encore Miles. La culture est pour elle revendicative, forcément underground. C’est de l’Amérique que souffle cette subversion qui fait pulser son coeur.

Elle écrit en rouge ou noir sur les murs de sa chambre des phrases, des assertions tirées de ses lectures et jetées à la face de ses parents, transformés pour l’occasion en symboles de l’oppression. Comme « Une société qui abolit toute aventure fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible ». Ou

« S’ils veulent m’atteindre maintenant derrière mes retranchements, il faudrait que ce soit avec une balle ».

Ou, en très gros, le « DO IT » de Jerry Rubbin. Il n’a pas encore été dévoyé par la publicité. Il est encore puissant appel à une liberté sans entraves.
Elle a été trop jeune au moment de « On est tous des juifs allemands », elle les a assez regrettées, ces petites années qui l’ont fait passer à côté de ce mois de mai.

Elle transpose le slogan, « On est tous des noirs américains », c’est ça qu’elle revendique. Elle se passionne pour les Black Panthers. Elle rajoute sur son mur le « Black Power » accompagnant le dessin sommaire d’un poing brandi, et la photo de Malcolm X vient rejoindre celle d’Angela.

Eldridge Cleaver et les Black Panthers

Elle lit et relit les Frères de Soledad. Georges Jackson devient son grand frère d’élection. Elle a presque le même âge que lui. Du quartier de haute sécurité où il est enfermé pendant onze ans pour presque rien, il dit des choses qui la bouleversent. « Je suis vivant, je dois être le mort le plus récalcitrant de l’univers », c’est ce qu’il écrit juste avant de mourir assassiné dans sa prison même. Elle voit tout en rouge sang. De l’autre côté de l’Atlantique, elle se sent semblable à lui, elle est également, comme dans un des slogans de mai 68, « un mort-vivant de l’occident pourri ».

Elle est toujours en terminale. On condamne Angela Davis à mort. Prévert la défend en parlant de « l’horreur stupide, blême et quotidienne ». C’est la société tout entière qui est pour elle imbécile et blafarde. Elle en aime encore plus Prévert, même s’il n’est pas américain. Finalement, Angela est libérée. Elle n’aurait pas supporté qu’on la tue, quelque chose en elle en serait mort aussi, c’est ce qu’elle pense.

Elle a 18 ans, elle choisit philo à la fac. Marcuse est son auteur de chevet. Elle reprend à son compte sa dénonciation de la société qui réprime le désir. Ses théories se mélangent dans sa tête avec celles, pourtant très vieilles, de Thoreau, qui prône la Désobéissance civile.
Son chemin est tracé par ces mots et ces pensées, plus réels que tout.

On est aujourd’hui, des années ont passé, et elle en est à l’âge où on commence à dire des choses comme « je me souviens, il y a quarante ans »… Ça lui est très étrange, elle ne parvient pas à sentir la réalité de ces années qui la séparent de sa jeunesse. Ou qui la relient, plutôt. Le passé a parfois plus d’acuité que certains moments du présent.
Son fils passe la voir un soir, il revient d’une manif.

Il s’appelle Pierre, il a les cheveux longs et emmêlés, et une tunique indienne bleu turquoise sous sa salopette rouge. Il raconte avec gravité son engagement, la lutte, la solidarité, le piquet de grève où il faut qu’il retourne, vite, pour rejoindre les camarades. Elle écoute ses mots enflammés avec tendresse.

Attica blues
Référence aux émeutes dans la prison d’Attica, en 1971

Ce soir-là, après son départ, elle remet encore Attica Blues, l’album d’Archie Shep, du nom de la prison. Les notes incandescentes de son saxo déroulent le Blues for brother Jackson.

Plus tard encore, la musique d’Archie Shep s’est éteinte.

Elle est restée longtemps immobile.

Sur la table basse, Télérama fait sa couverture sur les vingt ans de la mort de Steve Mac Queen.

Elle ouvre son piano, en caresse en silence les touches blanches et noires, surtout les noires, celles du blues.

Puis naissent des notes, de ses deux mains, portées par toute la force de ses avant-bras, « do dooo… lab fa lab rééé… do dooo… lab fa lab doooo… ».

Dans ses veines de femme coule toujours le même fleuve rouge de révolte et de désir.

Alive, elle est alive.

©bleufushia

 

 

 

 


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Night and day

Au petit matin, je me trouve sur une grève.

C’est ce mot qui sort spontanément, plutôt que « en bord de mer » ou « sur le rivage ».

Ici, il s’impose et je l’associe aussitôt à échouée : peut-on être autrement qu’échoué sur une grève ?

L’expression me paraît exagérément littéraire, je m’en fais la remarque, avec le cortège d’images qu’elle charrie, de baleines blessées, de naufrages, de galères coulées (et le «mais que diable allait-il faire dans cette galère? » me revient, que répétait ma mère en toute circonstance qui lui semblait désastreuse – et presque toutes l’étaient), de poésies apprises à l’école primaire, de tempêtes nocturnes, de destinations lointaines qu’on n’atteindra jamais, et cet échec, justement, nous échoue.

Les associations hasardeuses se déroulent en moi automatiquement, mais je connais la pertinence de ces collisions-là, comme celles des rêves.

Et c’est justement une bribe du rêve de la nuit qui persiste.

Je me trouve sur une grève, je suis une sirène, et je sais que j’ai perdu mes chaussures, en Italie.

Je vois bien que je ne suis pas en Italie non plus, l’image est nette, vaguement familière, même si elle est sépia (comme l’encre de la seiche, avec laquelle on n’écrit plus depuis longtemps).

Je ne sais exactement de quel tissu était fait le rêve qui m’a déposée sur cette grève, peut-être la discussion avec M. sur la nécessité de se révolter, et le souvenir de grèves sauvages, ou alors ma « réussite » récente.

Il y a quelques jours, après des tentatives nombreuses et jusque là infructueuses pour ouvrir mon auto-entreprise, j’ai enfin été enregistrée. J’accompagne maintenant des gens pour des voyages intergénérationnels, et la matière de mon travail est de les amener à se repérer dans les eaux troubles de leur passé.

Je n’ai même pas été étonnée de recevoir mon numéro d’immatriculation au répertoire « Sirène ». J’en ai apprécié le nom, que j’ai pris pour un clin d’oeil, même s’il est hautement improbable de recevoir un signe humain venant d’un registre de la chambre de commerce.

Il me revient tout d’un coup que la légende familiale contient plusieurs histoire de chaussures.

Mon grand-père paternel, Mansueto (en réalité Jean), aurait eu sa première paire de souliers (on employait plutôt ce terme dans mon enfance) à 18 ans, après une enfance dans le maquis corse.

Quant à ma grand-mère, descendant d’un village perché du Piémont pour s’engager comme « mondina » dans la plaine du Pô, elle s’est obligatoirement déchaussée.

Porte-t-on des chaussures dans une rizière, quand on est une va-nu-pieds poussée à quitter son village pour aller travailler au milieu des moustiques ?

Plus tard, la misère lui a fait fuir l’Italie, avec toute sa nombreuse famille, et échouer dans ce sud de la France où je suis née.

Elle n’a jamais imaginé, dans son nouveau pays d’adoption, qu’un de ses descendants s’appellerait Gianni. Une sorte d’écho à Jean.

A notre dernière rencontre, Gianni, qui ignore encore les détails de l’histoire familiale, m’a fait part de sa décision « personnelle » d’apprendre, tout seul, l’italien, à partir de Bella ciao, que je lui ai fait découvrir il y a plusieurs années déjà.

Il m’a demandé s’il est possible que cette chanson parle de lui. Et moi de m’étonner.

Si, a-t-il insisté, ça raconte que je suis parti, mais je ne sais pas où. Tu sais bien, quand la chanson dit « I parti-giani »… Je l’ai détrompé, il n’est pas parti, puisqu’il est ici.

En cherchant avec lui, sur-le-champ, une version enregistrée, je tombe sur le Bella Ciao delle mondine, même air, autres paroles, exposant les conditions terribles de travail de ces femmes, conditions qui semblent d’un autre âge, mais non, finalement.

Maintenant, dans le monde du travail, c’est toujours le même air, même si l’habillage diffère.

Une image de l’enfance me revient, mon grand-père, veuf, homme silencieux et effacé, buvant un peu de vin aux repas du dimanche en famille. Jusqu’à la légère ébriété désinhibitrice l’autorisant à se lever, et à chanter, la main sur le cœur, une chanson que je prenais pour une chanson corse. Avant de découvrir qu’elle était piémontaise. Et que c’était une chanson de mondine.

Troublée, je me mets à la recherche d’un album photo de mon père, dont je me souviens de l’existence, mais pas de l’avoir jamais ouvert.

Les deux premières photos me laissent perplexe.

photo montage ©bleufushia
Mansueto

L’une montre mon grand-père jeune, en tenue de marin, avec un bâchi de marin marqué « Victor-Hugo ».

Qui a pu avoir l’idée saugrenue de donner un tel nom à un croiseur-cuirassé bardé de 50 canons et quelques lance-torpilles ?

Je me demande ce que Hugo aurait pu en penser s’il l’avait su.

J’évoque un instant Léopoldine, est-elle enterrée dans un cimetière marin, ou est-ce que je confonds tout ? Je ne vérifie pas.

Me revient aussi cette image du poète romantique qui se considérait comme un phare… La probabilité qu’un croiseur s’échoue sur un phare m’effleure, mais elle est sans doute infime.

J’évoque avec un sourire mon grand-père, analphabète, embarqué pour la première guerre sur un croiseur dont il était probable que le nom ne lui dise rien.

Après, plus tard, il en a rabattu sur ses rêves de voyage en conduisant le petit train du chantier d’une ville ouvrière, dans le sud de la France, passant et repassant sans fin sur le pont-transbordeur.

photo montage ©bleufushia
Ma grand-mère devant la porte où elle habitait… le marchand de vins a disparu depuis longtemps.

La deuxième photo montre Dora, ma grand-mère italienne, que je connaissais comme couturière, sur le seuil d’un marchand de vins, en 1923. Une donnée inconnue pour moi, jamais évoquée par mon père.

Sur la devanture, le nom de mon grand-père, suivi d’un « Fils », entre parenthèses.

Et là, les eaux troubles du passé, soudain, sont les miennes.

Aucun récit familial n’a jamais évoqué le moindre père à mon grand-père – bien qu’il en ait forcément eu un -, encore moins un marchand de vins (aucune trace dans le village du clan de ce genre de commerce).

Quant à son fils Jacques, il n’a à ce moment-là que sept ans, ce qui est un peu jeune pour être déjà considéré comme partenaire. Par ailleurs, l’inscription ne dit pas «et fils ». Non, seulement « fils ».

Me reviennent en mémoire les deux dates de naissance de Mansueto (aux mêmes prénoms, expliquant que lui, à l’évidence le second enfant ayant remplacé un mort, n’ait pas voulu hériter du nom du premier Jean, se différenciant comme il le pouvait).

D’où ses doutes éventuels sur la personne de son géniteur, le fait qu’il ait prénommé son deuxième enfant Jacqueline, comme une sorte de double bégayant du premier enfant (pour lequel on ne va pas faire pas l’effort de chercher un prénom qui lui soit personnel), et cette répétition me trouble, que je trouve étrangement dénuée d’imagination…

A la fin de sa vie, Mansueto a fait une fugue, la dernière, et on l’a retrouvé devant la base de la marine qui était la sienne. Il était pieds-nus.

Je me trouve sur une grève.

Echouée, bien qu’assurément sur la voie d’une certaine réussite.

J’ai perdu mes chaussures. L’Italie est une partie de mon passé, j’y laisse une empreinte légère.

Que m’importe finalement qu’elles soient perdues ?

J’effectuerai mes séances pieds nus, si c’est mon destin. Cela favorise le rapport à la terre.

Et comme la sirène magique d’un dessin animé que regardait Gianni lorsqu’il était plus petit, je pourrais peut-être m’appeler Dora.

©bleufushia

Bella ciao delle mondine

https://youtu.be/6CW6l-A1rnk


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Voyage sous la calotte

Гиппокамп

Elle me consulte pour ses « mots de crâne », faites quelque chose, vite, je vous en prie, il me rend folle, mon cerveau, à tourner en rond. Y a des jours, j’ai l’impression qu’il va exploser.

Elle a subi des examens, on lui parle d’investigations supplémentaires nécessaires. Elle ne veut pas en entendre parler. Je veux pas qu’ils me décortiquent. Paraît que vous, vous arrangez des trucs que les autres soignent pas.

Paraît, oui…

Le médecin a insinué qu’elle est peut-être cinglée, ça ne lui a pas plu.

Non, ce n’est pas possible qu’il vous ait dit un truc pareil. Comme ça.

Si, j’ai les papiers, il l’a même écrit, j’ai le « gyrus cingulaire » qui va pas, qu’il faut y voir de plus près, à cause du petit vélo que j’ai dans la tête. J’ai peur qu’il m’envoie chez les jobastres.

Je suis une fille consciencieuse, j’étudie toujours le problème de près quand il ne m’est pas familier. Je cherche mes notes de cours sur le cerveau, pour révisationner*. Parce que c’est quand même du lourd. Je ne peux pas me lancer sur le sujet à la one again baby, les deux pieds sur le guidon. Faudrait pas que je lui mette le gyrus au carré non plus. Ma réputation de sorcière internationale en prendrait un coup.

Tiens, le cerveau, ça me rappelle mon oncle, à cause du vélo, il en faisait, et il grimpait jusqu’à sa maison, tout en haut du Gros Cerveau, une colline dans un village voisin. Il se vantait d’en avoir un pareil, parce qu’il y habitait. Il avait surtout la grosse tête, mais bon.

Zut, je retrouve plus mes notes… Je vais gogueuler les mouettes.

Et partager ça avec vous, je suis certaine que vous n’avez pas idée de tout ce qu’on a sous la calotte.

emir.widad (emaze)

J’allume, je pianote : Cerveau… là, ça y est !

Première occurrence : « Le cerveau peut stocker un pétaoctet de données »

Vous avez remarqué comment l’univers nous répond en direct live ? La dame me dit qu’elle explose, et tout de suite, j’ai une piste fiable. Les pétaoctets, je les connaissais pas, mais ça fait plus classe que la TNT, non ?

Je continue : Cerveau sur amazon  « Cerveau à petit prix, des milliers d’articles en stock, livrables en un jour »

Je le dirai à la dame, si je n’arrive pas à neutraliser ses pétaoctets, comme alternative, qu’elle peut s’en acheter un à bas prix.

Ce que j’ignore, c’est si on peut choisir les caractéristiques, parce que sinon, on peut tomber sur pire. Mais non, je suis bête, c’est un coup de google qui veut tous nous cloner, c’est la première campagne d’essai. Bon, je lui dirai pas, finalement, même au moment des soldes.

Cette histoire de calotte me titille, quel rapport avec celles que j’ai reçues dans l’enfance ?

Au début, déjà, seuls les ecclésiastiques en avaient, et c’était un bonnet. Le nom du bonnet venait du provençal, mais à cause de l’arabe. Bizarre, les religieux chrétiens s’identifiant à un bonnet étranger, au point que mon oncle au gros cerveau disait d’un curé de ses cousins, il est de la calotte.

Felix Vicq d’Azyr

Puis, tout le monde a gagné le droit d’avoir une calotte crânienne, mais tard, seulement au 19ème siècle !

Ça vous fissure les hémisphères ?

Loupé, ils sont déjà fissurés par nature !

Et maintenant, il y en a même qui ont des trous d’ozone dans la calotte, mais seulement si elle est glacée. J’ai du bol, la mienne est du genre chaud bouillant, un peu fêlée, mais pas trop.

Et puis, il y de l’eau dedans pour la tempérer.

Là, je suis un peu étonnée : mon père faisait toujours des blagues sur mon cerveau lent, du coup, je le voyais plutôt flotter dans les airs.

Oui, de l’eau. Et pas que de l’eau !

Dans la tête, on a tous un hippocampe, figurez-vous. Pourquoi lui, et pas une araignée ? ceux qui ont une araignée au plafond ont intérêt à ce que les deux animaux fassent bon ménage.

Même les oiseaux, qui ont l’hippocampe aviaire, dans leur eau d’oiseaux, à ne pas confondre avec la grippe, qui a de toute façon disparu de la surface de la terre, aviaire, aphteuse, ou pas (y a une histoire de fièvre aphteuse qui a permis à mes parents de se connaître, du coup, enfant, j’entendais la fièvre « affectueuse »).

Même les poissons ont chacun un hippocampe de compagnie. Mais « chez le poisson, la localisation de l’hippocampe est compliquée ».

Tu m’étonnes, dans la mer immense, t’as vite fait de paumer ton hippo si t’es pas hyper concentré.

Je zappe un site sur la controverse de l’hippocampe, mais je sais que tout symptôme vient d’un conflit, je vais éviter toute controverse stressante. Pour vous aussi.

Ne me remerciez pas, je fais ça de bon cœur.

On a également une amygdale, et ça, je trouve ça un peu dégueu, mais y en a qui se la font enlever, alors ça doit pas servir à grand chose. Faudra que je demande à la dame, quand même, si on l’a déjà opérée.

Mais le bouquet du bouquet, c’est qu’on a tous une île dans un recoin de notre cerveau.

L’insula, le cortex insulaire.

Zut, elle est encore « mal connue ». Sauf qu’on se demande si elle ne serait pas déterminante dans la formation de la conscience.

Là, j’ai une théorie explicative. Pas sur la conscience, mais pour la connaître mieux, l’île

Je vous la livre, je suis trop bonne.

A mon avis, ceux qui ont découvert le cerveau, ce sont des marins corses.

Pourquoi ? Ben, à cause de l’île, œuf corse. S’il y en a qui ont plus un cortex insulaire que les autres, c’est bien eux, non ?

A cause des pétaoctets, aussi. Boum !

Bon, il y a aussi des bretons, bien sûr, mais leurs îles sont plus minuscules, ça compte pour du beurre.

D’ailleurs, moi-même qui ai mes origines sur l’île de beauté, je m’interroge.

Si on a tous une île dans la tête, quid des corses ? A mon avis, on est tous bi-insulaires (ça ne veut pas dire qu’on a la calotte bi-polaire glacée non plus, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit).

La preuve ? Napoléon portait le bicorne ! Ah !

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Henry Gray Insula

Si je reviens à la dame, je tiens peut-être une deuxième piste (dont j’espère qu’elle ne sera pas un pétard mouillé).

Brain storming en direct !

Qui dit île, dit mer.

Qui dit mer, dit bateau (de marin corse, ou d’autres).

Les bateaux cinglent sur la mer (en rond s’ils veulent).

Mon grand-père corse était sous-marinier, alors, je m’intéresse, et il y a même un sous-marin qui a navigué sous la calotte.

Lorsqu’il y a des vagues, on divague… ou pas, d’ailleurs.

Quand on est pris dans la tempête, les bateaux se disloquent dans le liquide céphalo-rachidien, il arrive qu’il reste des bouts de coque déchiquetée coincés dans les rochers, et là, on va mal.

En psychogénéalogie, mon prof dit toujours qu’il faut aller chercher du côté des mémoires héritées. Peut-être une descendante d’un voyageur du Titanic ?

Une question qui me vient : quand on dit que la vieillesse est un naufrage, ce n’est peut-être pas qu’une image. La coque est vieille, se troue, l’eau s’infiltre, et adieu Berthe !

carte du système nerveux

captation du système nerveux

Ça va, je vis en Provence, c’est là qu’on a inventé comment calfater les coques avec de la résine de pin. Sauvée ! Quant à la dame, elle a quarante ans, pas encore naufragée, donc.

Dans la foulée, me reviennent les navaloramas. Je vérifie, ils ont été fabriqués juste après l’invention de la calotte crânienne, et ils offrent des perspectives sur la mer, avec des spectacles de naufrage.

Tout se tient. Ça baigne ! On ne me la fait pas.

Un autre piste me mène à penser que mon idée de marins est bonne. Vous savez ce qu’on a, encore, dans la boîte ?

Fornix et putamen. Yes ! Une pute à hommes dans chaque port, pour faire ses petites affaires tranquillou !

La putamen (ou le, chuis pas sûre), je suis allée chercher des renseignements complémentaires, elle a un lien avec le « locus niger », je vous explique, ça veut dire qu’elle s’acoquine avec des noirs loquaces, ou des chrétiens à calotte arabe, elle est pas farouche.

Bon, je suis parée, je pense, j’ai tout bien compris, je vais pouvoir soigner la dame. No problem. Pour les mots de tête, les noirs loquaces, ça me paraît vraiment un bon plan.

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oups, il a son hippocampe à l’oeil

Suffit que je lui bouche les trous de la coque, en lui montrant des photos du Titanic, avec les mains en fronto-occipital (c’est une technique anti stress, pour ramener du sang dans le cerveau, à la place de l’eau bouillonnante). Et que je lui apaise le pétaoctet de la quarantaine rugissante.

Je trouve que j’assure un max ! Je m’épate.

Au moment où je vais éteindre l’ordi, je tombe sur une photo de pâtes. Encore un coup de l’univers et de ses signes. Je pense je m’épate et je tombe sur des nouilles vivantes.

Moi, je dis, y a pas de hasard.

Les nouilles sont vivantes, elles ont nagé jusqu’à moi, avec leur hippocampe.

nouille-vivante

Nouilles vivantes

La vie est bien faite.

©bleufushia

* Merci, Castille !

PS. Pour ceux qui veulent un rdv, il suffit de me mettre un p’tit mp. Je vous assure, c’est pas pour me vanter, mais je déchire trop ma mère en tong dans la quatrième galaxie. Pour le cerveau, je sais pas, mais pour le reste, j’assure comme une bête !

 


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Ailleurs sur terre

Pendant ce temps…

Je ne sais pas vous, mais moi, je vais mal.

Je suis comme un lapin bleu à l’heure du leurre.

J’ai un teint d’endive glyphosatée.

Parfois, m’avait dit le petit G., « je ne sens pas le ciel ».

Ça fait écho, il y a de ça dans ce que je ressens.

Depuis quinze jours, je tourne sans fin des trucs dans mon crâne, par exemple, la différence entre deuxième ou second confinement, jamais je me souviens lequel est lequel, c’est pourtant capital, tout se joue dans les mots. Et quand je me rappelle enfin, je ne sais plus comment ils disent, les politiques, à propos de maintenant. Et je repars en boucle.

Ou alors je psychote des machins de parano complotiste.

Hier, par exemple, en lisant un truc sur le « représentant d’une génération qui a dépoussiéré la cuisine gastronomique, et qui reste concentré sur une éthique locavore», je suis restée en sidération sur la question de qui, mais enfin, qui, a bien pu foutre de la poussière sur la cuisine gastronomique.

Faudrait faire une enquête, moi, je dis. On va pas laisser ça impuni. Y a urgence. Déjà qu’on nous fait bouffer n’importe quoi, si en plus ils rajoutent de la poussière !

Et puis, gâcher de la nourriture, moi, je ne peux pas. Je suis d’une génération où on sortait de la guerre (pas celle où on est rentrés, nous, puisqu’il paraît qu’on y est : je ne suis pas un perdreau de l’année non plus).

J’ai commencé à m’y coller, à l’enquête, en commençant par essayer de piger « locavore ». J’ai tout de suite pensé, à cause du « local mangeur, ou mangé » – je ne sais qui vore qui -, à Bobby Lapointe et au malheureux marchand de glace dont le fonds fond – mais cause le réchauffement climatique, lui, rien à voir avec la poussière – et à ce qu’il pouvait faire une fois que tout le fonds était dégueu foutu tout mélangé au fond de la glacière.

Il lui restait plus qu’à manger sa chemise, mais je ne crois pas que « loca » veuille dire chemise en latin, c’est plutôt que ça le rendait tellement fou, qu’il ne lui restait plus qu’à se vorer (pas dévorer, parce qu’il fait que semblant, bien sûr).

Ces questions m’ont épuisée.

Je touche le bas-fonds, moi, dans l’impuissance des mots à cerner l’état des choses.

Sinon, je profite des journées qui s’étirent dans un ennui voluptueux et sans fin.

photomontage ©bleufushia

Je m’occupe à revoir sans fin la question de ma finitude, à me demander comment faire bonne figure, à calculer quelle construction mentale je peux avoir dans une situation intenable, à tourner entre mes doigts inutiles et perplexes (oui, perplexes) un objet venu de ma mère, c’est-à-dire des tréfonds du siècle dernier : un « ruban de correction par arrachage pour effacement par enlèvement ». Un truc de dactylo, si ancien que je me demande s’il entretient un lien avec les ptérodactyles.

Je baguenaude un instant, imaginant un dinosaure en train de dicter des trucs à sa secrétaire distraite. Je la vois, ayant mis par inadvertance le doigt à côté, arracher avec détermination la lettre fautive, et pour ne rien laisser au hasard, finir en bouffant la feuille, en slurpant jusqu’à la dernière goutte d’encre. Quelle classe dans le perfectionnisme !

Rien à voir avec le clic minuscule et indifférent qu’il me faut produire pour tout déléter, et même pour envoyer ad patres le contenu de tout mon ordi. Hop, nous, on sait voyager léger sans effort !

C’est un temps où on savait vivre. Où on ne se contentait pas d’un boulot de chapacan.*

Mais y avait peut-être pas de chiens à attraper.

vieille photo d’encyclopédie

hélas, en effet !

mais en attendant, je vais mal.

J’ai toujours été un peu étrange à moi-même, mais là, je bas des records.

Je repense à ce gamin qui demande qu’on lui offre un costume de super héros pour noël, parce que c’est son seul moyen d’être super.

J’en suis un peu là, mais je doute que le costume fasse illusion longtemps.

Et puis, je ne sais pas si c’est raccord avec mes chaussettes à fraises. Un super héros avec des chaussettes à fraises, ça fait pas dress code.

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Mon cerveau bloblote comme de la gélatine, et je me sens à côté de mes pompes.

C’est normal, au demeurant, puisque je traîne en chaussettes (à fraises) toute la journée dans mon intérieur,

« Le mal vient du cerveau toujours en travail, animal monstrueux, informe et mou dans sa gaine, comme un ver, pompeur infatigable ».

Pitaing, il est bon, Bernanos, pour me remonter le moral !

Le ver qui pompe, ça me rappelle ces mots dont j’ai oublié 100 fois le sens, c’est l’aspect « mou dans sa gaine » du mien, de cerveau, qui en est la cause. Comme ce « psychopompe » qui me revient à cause de Georges… pompeur de psyché, je sais que ça n’a rien à voir, et bien que je m’en tape un peu, je jette un œil morne sur gogol : « Saint Michel est l’ange psychopompe par excellence »… je ne vais pas plus loin et me livre à une endiablée danse du scalp de 3 secondes et demi, parce que je me réjouis un instant d’habiter chemin Saint Michel. Parfois, je me désole moi-même.

Mais, ON m’a dit qu’il faut céder au désir de se sentir vivant : soyez bouillonnant, c’était le conseil. Je trouve que ça va bien avec le chaudron du diable.

Je déchante vite cependant, l’issue ne viendra pas de là. C’est fou comme je passe du coq à l’âne, no limit !

Comme je déprime un peu, j’ai quand même installé des petits rites, et procédé à des réaménagements, pour lutter contre mon coup de mou du cerveau.

Reprise en main

J’ai d’abord théâtralisé mon home avec de la déco cheap (puisqu’on ne peut plus aller au théâtre, on s’organise. Soyez créatifs, qu’ils disaient).

La mise en scène de notre intérieur fait partie de nos devoirs de confinés, vous pouvez vous prendre une prune si vous ne le faites pas.

photomontage – être un fossile 2 ©bleufushia

Je vous dis ça, je m’en fous, j’ai ma conscience pour moi. Si je suis la championne du délétage sauvage, ne comptez pas sur moi pour vous délater, c’est pas mon genre.

Je me love en boule sur mon canapé, sous ma nouvelle couverture « pondérée ». Je cède aux désirs de ma couvrante, profitant sans frein dans ses bras d’une étreinte bonne pour mon humeur. Ni elle ni moi n’avons d’ailleurs jamais eu de mots déplacés l’une par rapport à l’autre, juste un érotisme de bon aloi. C’est bien. Zen, calme et volupté sans risque.

Je fais des voyages nostalgiques dans mon passé, en rentrant chez moi d’autant plus sereine et safe que je n’en suis pas sortie.

Je relisais d’ailleurs ces quelques mots de Véra Feyder, que j’avais notés, avant :

« On part pour un pays, mais la gare vous suit ». J’avais trouvé ça profond.

Nous, on ne part pas, on fait le tour de notre nombril, et le canapé nous colle salement au train dans une gare abandonnée.

Autres temps, autres mœurs, aurait dit ma daronne.

Je cuisine comme je peux en attendant Noël : j’aurais adoré rencontrer le champion du monde 2020 de l’oeuf en meurette (un français, en plus), parce que j’adore ça, fréquenter des champions improbables, et l’oeuf meurette, aussi. Mais comme c’est un peu compliqué pour faire l’aller retour Sud-Paris en une heure. Ça me remet en mémoire une de mes ex belles-mères, qui avait bien connu la médaille d’or de France de la rillette, ce qui m’avait beaucoup impressionnée, et laissée un peu d’envie.

Mais du coup, tant pis pour l’oeuf, j’ai opté pour l’easy chic.

Commandé le pack delivery 16 huîtres + champagne rose à 91 euros 50 la bouteille (les 50 centimes, je trouve que ça fait un peu mesquin, mais baste, quand on aime), pour une entrée iodée et poids plume, espérant compenser ma couverture pondérée qui commence dangereusement à déteindre sur moi.

A ce propos de kilos, j’ai également, dans la foulée, souscrit un prêt à la consommation, pour me payer des haltères chic, à 900 euros, mais, en écocuir (ça respecte la planète, j’aime ça) et en bois. Contre les arts plastiques à usage unique, je suis, qu’on se le dise. Je suis prête à donner de ma personne pour l’avenir.

Je m’intéresse à mon microbiome, depuis que je sais que j’en possède un.

Acquis une lampe échevelée en fibre de palmier, qui donne à merveille l’illusion d’un week-end à Marrakech. Comme j’y suis jamais allée, je me suis dit que 250 euros, c’était donné.

comme ça ! on s’y croirait, non ?

Après, j’ai consulté mon horoscope de la semaine**.

« Vous rêvez de voyages, de mer et de vastes horizons. Votre pays, c’est celui de l’évasion et de l’imagination. La réalité ne vous suffit pas, il vous faut de l’intensité et de la passion. Comme Proust, ce que vous voulez, c’est « remonter à la vie, retrouver la mer libre (c’est tout à fait ça, mais comment elle le sait, la Nadine ?), briser la glace de l’habitude. Partez, larguez les amarres, prenez le vent. Vous n’êtes pas encore devenu celui que vous êtes. Il est temps pour vous de jeter l’ancre, d’aborder de nouveaux rivages, d’explorer des terres inconnues. »

Ben mince alors, Bernanos, Proust, ma vie a du sens. C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend la femme ! Yep !

Je ne perds plus de temps, je vais m’acheter une casquette de capitaine sur le champ. Et un marcel aussi, vaut mieux mettre toutes les chances de mon côté.

Je devrais trouver ça fastoche sur Ah ma zone.

©bleufushia

Je me suis abstenue de mettre des guillemets, une partie du texte de mes délires ayant été pompée directement dans le magazine « peuple » (laissez-moi rire) dont je vous avais livré de savoureux échos lors du premier confinement.

Un peu là, dans In fine, con fine

https://wordpress.com/post/bleufushia.wordpress.com/3498

et beaucoup là, dans Papiers, avenir et fanfreluches

https://wordpress.com/post/bleufushia.wordpress.com/3514

*C’est du provençal (prononcer tchiapacan). Du boulot d’attrape-chien, fait à la va-comme-je-te-pousse, n’importe comment.

**Authentique, celui de la semaine en cours !


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le mystérieux dessous des choses

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photo ©bleufushia

Comme vous, je mange dans une assiette. Jusque là, je n’y avais pas prêté la moindre attention. A l’assiette, je veux dire.

C’est une assiette banale, blanche, toute simple, bordée de deux liserais au bleu marine un peu terne, au milieu desquels sont disposées, à espace régulier, huit fleurs bleues sans tige, à six pétales chacune, au dessin presque enfantin, au trait un peu guindé. Chacune est entourée de deux trèfles à 3 feuilles. Je le sais, je viens de compter.

Autour, une vague froissé de la porcelaine forme une bordure discrète évoquant vaguement du raphia.

Le tout est sobre, sage. Sans fantaisie, sans chichis, strict.

Aucune trace  de fantaisie. De la vaisselle de tous les jours.

De la vaisselle solide, telle qu’on la faisait à l’époque.

D’ailleurs, les assiettes ont résisté et dépassé le demi-siècle d’existence.

Je mange dans ces assiettes depuis mon enfance, et c’est la première fois que je les regarde.

Je veux dire, que je les regarde vraiment.

Ainsi en va-t-il, sans doute, de tous les objets qui entourent les rituels quotidiens.

Pourtant je me souviens avoir aligné sur leur bord des pâtes alphabet, il y a fort longtemps de cela.

Mais c’était l’écriture qui m’intéressait alors, et la maîtrise des lettres qui allait me fournir le viatique pour d’autres mondes, moins quotidiens.

Et pas une seule fois je n’ai porté la moindre attention au support.

En les regardant aujourd’hui, j’ai la conscience de me livrer là à une activité totalement sans intérêt, comme peuvent en avoir, j’imagine, les gens de mon âge qui ont le temps de se consacrer à rien. Et qui le perdent en rêveries sans objet.

Une assiette, en vrai, ça ne se regarde pas.

Si je mange depuis longtemps dedans, c’est que j’ai hérité de la maison de mes parents, et que j’ai gardé leur vaisselle.

Et parce que, chez moi, il était de tradition de ne rien jeter, je n’ai pas éprouvé le désir de m’en séparer, pas plus que de la table et des chaises de cuisine en formica verdâtre, et des chaises du salon au design maintenant improbable.

Aujourd’hui, j’ai poursuivi mon observation minuscule, et j’ai eu l’idée de regarder l’envers de l’assiette.

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soyons optimists ©bleufushia

Regarde-t-on le dessous des choses ? Je ne connais personne qui le fasse. Pour moi, c’est une grande première.

Parfois, je pense que je vieillis vraiment.

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Toulon ©bleufushia

Bien sûr, il y a une inscription, dessous.

Ecrite en trois lignes, en bleu, avec trois polices différentes.

Keradur

Oxford

Made in Brazil

Oxford est mis en valeur, au centre, écrit droit, et souligné.

Les deux autres lignes sont incurvées, comme des paupières autour d’un oeil, Made in Brazil en majuscules.

Il y a une certaine recherche dans la présentation.

Le mélange des trois indications me laisse perplexe.

Keradur, ça fleure bon la Bretagne. Personne ne devant s’appeler Dur, on peut penser à un message subliminal. Genre « La maison du dur, pour des assiettes qui durent ».

Oxford : peut-être un fabricant breton qui ne voulait pas se fâcher avec les voisins d’outre-manche, pour pouvoir conquérir le marché anglais. Mais la référence m’intrigue : est-ce que ça serait des assiettes qui visaient un public d’intellectuels ? Bien que cette idée soit totalement absurde, j’avoue qu’elle me fait sourire. L’association d’assiette avec intello, comme s’il se contentait forcément des seules nourritures de l’esprit.

Le Made in Brazil me paume. Aucun brésilien n’écrirait Brazil avec un « z » . Et aucun brésilien n’exporterait d’assiettes sans perroquet, ananas, papaye, couleurs vives, et autres imageries exotiques.

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je ne retrouve pas l’auteur de cette merveilleuse illustration

Cela m’évoque presque L’inventaire de Prévert, il manque juste une quatrième ligne avec des ratons-laveurs.

Mais qui s’essaierait à la poésie énumérative au dos d’un jeu d’assiettes premier prix ?

J’imagine qu’il doit y avoir une raison à avoir juxtaposé ces trois éléments sans lien apparent entre eux, pour une inscription qu’un acheteur sur mille risquait de lire.

Mes parents, d’ailleurs, l’ont-ils lue ? Si oui, cela a-t-il joué sur leur décision d’achat ?

Je n’ai aucun indice sur la question.

Dans ce cas-là, le mélange leur a sans doute plu (je suis moi-même une bâtarde, issue d’un mélange de six nationalités en seulement deux générations. Pas de sang pur dans mon histoire, et j’aime ça).

Mes parents habitaient ce qui était à l’époque un petit village. Ils n’étaient pas motorisés, et ils étaient prudents et méfiants : ils n’auraient certainement pas acheté des assiettes par correspondance. Par crainte de la casse possible.

Ils n’étaient pas aventuriers pour un rond.

J’ai retrouvé une lettre de mon père, adressée à une société de vente par correspondance, un peu avant ma naissance, et avant l’achat des assiettes.

IL l’avait donc écrite à la main et recopiée pour en conserver un double (dont j’ai hérité).

Dans le français extrêmement stylé qu’il employait, il déplorait « vivement » qu’on lui ait envoyé deux vis et trois boulons, là où il avait demandé clairement trois vis et deux boulons.

Il réclamait qu’on lui envoie séance tenante le boulon manquant, tout en précisant qu’il était hors de question qu’il retourne la vis excédentaire, son interlocuteur le comprendrait aisément.

Il concluait son courrier par une note amère : il déplorait avoir perdu, au passage de cette commande ratée, toute sa confiance dans la vente par correspondance, et on ne l’y prendrait plus.

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une image trouvée dans un tiroir… (étonnant que ma mère ait conservé cela)

Donc, les assiettes ne peuvent venir que du marché hebdomadaire du mardi.

Forcément.

Comment des assiettes venant de la Bretagne profonde, via Oxford, tout en étant fabriquées dans une Brésil de pacotille, pouvaient, en ces temps de commerce de proximité, aboutir sur un marché de Provence ?

C’est un mystère épais dans lequel je m’abime depuis ce matin, sans réussir à trouver le moindre sens à ça…Mon enquête est au point mort.

Le soir est là, je remets l’assiette à l’endroit, avant de m’y servir la modeste soupe du soir. Je la regarde en mangeant. J’aime qu’elle ne soit pas ce qu’elle a l’air d’être. J’aime que sommeillent en elle mes incertitudes sur sa nature.

Mais je ne lâche plus l’affaire. Résoudre de menues énigmes sans enjeu aucun me ravit. Comme le fait de me demander pourquoi le mot menu peut désigner deux choses sans rapport selon qu’il est nom ou adjectif.

Keradur, quand même…

©bleufushia


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L’autriche en sous-marin

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Du bois dont on fait les chênes (-liège) Photo ©bleufushia

Différents hasards (je sais qu’il n’existent pas) me remettent depuis quelques jours sur la trace de mon grand-père.

Comme la période étrange que nous vivons me prive de mes mots – d’une façon qui me semble parfois définitive -, et que mon blog se décolore au fil de mon absence, j’ai cherché pour vous une tentative de portrait, que j’avais commis il y a déjà de nombreuses années.

Des mots anciens pour une mémoire qui se ravive.
Voilà, donc.

Dans la famille paternelle, je demande le grand-père

Son insignifiance aux yeux de ma famille, y compris à ceux de son propre fils, mon père.

Son enfance en quelques rares images : orphelin, petit berger corse, pieds nus dans le maquis.

Mon impossibilité totale à l’imaginer jeune et encore moins pieds nus.

Sa première paire de chaussures à dix-huit ans. Ses yeux embrumés à cette évocation. Mon sentiment d’enfant d’un récit incongru.

La fin des repas de famille, quand il avait un peu bu. Il se levait pour entonner « O mazzolin di fiori ». Je croyais que c’était du corse. Je ne connais que le début de la chanson. Il s’interrompait toujours, parce qu’il pleurait. Je pensais qu’il pleurait parce qu’il avait bu.

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Silvana Mangano – Riz amer

Mon émotion, il y a quelques temps, au détour d’un film, de découvrir que la mélodie corse qu’il chantait est en réalité une mondine, un chant de paysannes piémontaises.

Ma grand-mère, piémontaise, est morte à l’époque de ma naissance.

Retraité de la Marine, très jeune, peu après la guerre de 14, il a passé le reste de sa vie à jouer à la pétanque et au rami. Sa façon de raconter d’anodines conversations de comptoir qui se concluaient toujours par les mêmes mots : « Alors, il m’a dit : Monsieur Gouliole, vous avez raison ! ».

Mon léger mépris quand il disait ça.

Ma vague fierté maintenant quand, dans mon travail ou ailleurs, d’autres me disent que j’ai raison, comme le résultat d’une invisible filiation presque inscrite dans les gènes.

Les récits invraisemblables dans lesquels il s’enferrait : « Il y a une ville grecque en Corse », « Je suis allé en Autriche en sous-marin ». Toute la famille, moi y compris, se tordait de rire en se vrillant la tempe dans son dos.

Mon étonnement, beaucoup plus tard, en visitant Cargèse ou en découvrant, au hasard de mes études, que Trieste, port dans lequel son sous-marin était basé, appartenait alors à l’Empire Austro-Hongrois.

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On dirait un poisson, non ? Pour un sous-marinier, ça le fait un max

Les trois médailles qu’il avait gagnées à la guerre. En bonne anti-militariste, je les ai accrochées, depuis longtemps, au mur des cabinets. Au dos de l’une d’elles, cette inscription : « La grande guerre pour la civilisation ».

Mon impossibilité idiote d’envisager mon grand-père, analphabète, luttant pour la civilisation.

paysan corse (isula.pagesperso-orange.fr)

Ma sensation d’étrangeté devant sa silhouette de petit bonhomme presque sans cou, le couvre-chef bien enfoncé, le visage rougeaud, ridé, assez inexpressif. Le sillon laissé par la casquette enlevée.

Mon angoisse terrible à la naissance de mon fils. Pendant ses deux premières heures, il avait la tête de mon grand-père.

L’odeur tenace de pipe froide de son appartement.

Le borsalino qu’il mettait les jours de fête.

Les cent quatre vingt sept caleçons de flanelle que j’ai découverts avec stupeur dans son armoire, à sa mort. Ma perplexité pour m’en débarrasser.

Les pièces de 50 francs en argent (impression limitée) qu’il m’avait gardées et offertes. Mon émerveillement d’enfant devant la taille des pièces et leur aspect brillant. Ma sensation subite d’être millionnaire.

Les cataplasmes à la moutarde qu’il s’appliquait sur les endroits douloureux. L’idée persistante, en le regardant, que mon grand-père était né au moyen-âge.

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Les dernières années, le marteau qu’il gardait toujours à portée de main, sur la table de sa cuisine, résultat de son unique passage, à l’âge de quatre-vingts ans, chez un médecin. Ce dernier avait testé ses réflexes et mon grand-père en avait déduit que c’était une thérapeutique.

Sa façon rayonnante de se soigner devant nos yeux en se donnant des coups de marteau là où il avait mal.

Son insistance pour que sa fille, atteinte d’un cancer en phase terminale, adopte ce mode de soin, seul susceptible de la sauver.

Sa tentative de soigner définitivement sa propriétaire, venue récupérer le montant du loyer.

Sa fugue de l’hôpital psychiatrique où cet acte l’avait entraîné.

Le lieu où on l’a retrouvé, très loin de là, à côté d’un site de la Marine Nationale. Tout à fait confus, nu et répétant en boucle qu’il ne savait pas pourquoi, mais qu’il lui fallait aller au fond de l’eau.

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Photo ©bleufushia

Ma passion pour les fonds marins.

Mon dernier héritage de lui : la tasse rose et jaune, porcelaine grossière en imitation panier tressé, avec soucoupe assortie, dans laquelle je prends mon café du matin.

Mon insondable tristesse quand je l’ai cassée, il y a deux jours.

©bleufushia

What do you want to do ?

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Je crois que ça empire (du milieu)

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Tiré d’une compilation sur des lieux mystérieux et abandonnés

Aujourd’hui, ça a commencé comme ça. Bien, quoi. Du total feel good.

De quoi me faire oublier qu’il y a toujours un envers à la tartine, un revers à la médaille, et un foutu petit germe de noir dans le blanc.

Réveillée à 5h55 (ouvrir les yeux sur une heure triple, ça me file toujours un frisson de satisfaction fauve), je suis sortie à la fraîche planter un plumbago, « sans même choper un lumbago », sifflotais-je pour me donner du cœur à l’ouvrage.

J’avais demandé instamment à Saturne de me foutre une paix royale. Souhait qu’il a eu l’élégance de respecter. Mais peut-être, tout simplement, qu’il pionçait encore. Saturne… à cause des propriétés du plumbago, dont je me fiche cependant, parce qu’il ne m’évoque en vrai rien d’autre que l’enfance, quand j’arrachais au passage ses fleurs, dont je mâchonnais la base.

Méga détendue de la fin de quarantaine, en somme.

Même si je ne suis plus de toute première jeunesse (malgré ma tendance aux blagues carambar, ou peut-être, à cause…).

J’ai enchaîné avec ce que j’appelle (depuis que j’ai adopté cette expression de mon magazine préféré) « la revanche du petit déj’ frenchy ». Ça donne un certain panache à la tartine, j’aime bien.

Le tout en feuilletant distraitement les vrais zoos sociaux, d’un côté, et en même temps, le fameux magazine. Faut pas croire, je suis vieille, mais encore agile de ma petite personne.

Que du bonheur !

Mon œil droit se réjouissait du courrier perso de la face du bouc, me rappelant que j’ai acquis il y a un an le badge « moteur de conversation », et que je mérite de le conserver, tant je suis « douée pour créer des publications qui intéressent les gens ». De l’autre, je parcourais avec nonchalance ce journal qui me donne toujours à penser philosophiquement profond, glanant des pépites de ci de là, à garder au chaud pour y penser plus tard :

– « je suis le bougeoir immobile » (ils aiment bien les oppositions plus ou moins oxymoresques – tiens, ce soir, je pourrais peut-être me jeter ma première petite mauresque –  pas oxydée – de la saison, pour clôturer une si belle journée…)

– « ici n’est plus ici » (je préfère passer pour l’instant, ça m’entraînerait trop loin)

– « l’invention de cette montre qui est une véritable icône horlogère, de la plus parfaite intemporalité »…

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A ce stade, j’ai commencé à trouver qu’il est bon que l’on bouleverse mes repères, mais que, quand même, il serait bon de ne pas passer les limites. L’intemporalité de la montre iconique, vous conviendrez que c’est un poil du lourd pour l’estomac, direct au p’tit déj’.

Dernières news

J’ai changé de crèmerie, ai courageusement plongé dans les dernières infos du covid, que je zappe depuis plusieurs jours, et suis tombée, entre autres, sur un article lié à maintenant (je ne VEUX pas savoir si maintenant est ou n’est pas maintenant, OK? en fait, ça parlait de hier, en plus !).

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Quelque part en Indonésie, les autorités ont déployé 340 000 militaires pour appliquer de nouvelles sanctions contre ceux qui violent les règles de distanciation sociale ou ne portent pas de masque.

Deux versions punitives : certains sont isolés dans une maison « hantée » et contraints à réciter des versets du coran, pendant que les autres doivent porter un panneau sur lequel ils affirment qu’ils s’engagent à porter un masque et garder leurs distances à l’avenir.

L’article disait que, dans les deux cas, les photos des «hors la loi» étaient ensuite publiées sur les réseaux sociaux pour obtenir un effet maximum (ça, ça m’a rappelé un sale souvenir de l’école primaire, cette « punition » imaginée par une instit sadique qui accrochait au cou des coupables –  de se ronger les ongles –  un os suspendu à une grosse corde-collier », avec lequel on devait tourner autour de la cour pendant toute la récré, soumis aux regards méprisants des autres. Je faisais partie, cette année-là, des réprimandées).

Sur le coup, j’ai lu ça sans trop y faire attention, juste en chassant le souvenir au plus vite, et je suis passée au post tout frais tout neuf de ma belle-fille.

L’image (comme me disait le rézoo avant de l’afficher) comprenait une femme et une fillette en maillot dans une piscine.

Ma belle-fille est asiatique, et elle se sert du réseau pour communiquer avec sa famille d’origine. Comme je n’ai pas appris sa langue, mais qu’elle et sa charmante enfant m’intéressent, je lis toujours ses posts de près, ainsi que les réponses de sa famille.

Plus ou moins aidée en cela par le traducteur bing, à qui il arrive cependant, parfois, d’être d’une obscure clarté.

[Je vous avais d’ailleurs sollicités, il y a deux ans, peut-être vous en souvient-il – voir le lien en fin d’article, si ça vous chante -, pour me prêter main forte sur l’interprétation de certains points étranges].

Dès que j’ai plongé dans la lecture, aujourd’hui, j’ai commencé à partir en vrille grave. Finis d’un coup, le blanc immaculé de la sérénité, l’harmonie sacrée du 5-5-5, les vertus curatives des plantes médicinales…

Fertig ! Raus !

Parce qu’on est en guerre, à ce qu’il paraît, même si on l’est moins que quand on l’était plus, et tout ce que je lis ressemble à des codes secrets comme deux gouttes d’eau, on n’apprend pas à une vieille singesse à faire des grimaces, je vous le dis, je repère la moindre contrefaçon entourloupante de mots, à la minute.

Franchement, je me demande de plus en plus ce qu’elle trame, dans sa piscine, avec son air adorablement innocent, avec ma petite-fille dans les bras, en plus !

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la dernière mode, selon mon magazine préféré

Dans quelle conspiration elle s’est fourrée ?

Je ne sais pas si nos vies sont en danger (même si, je le sais, il n’y a jamais de risque zéro, mais ce n’est pas de ça que je vous parle, nom de diou!), mais si je venais à disparaître, ne croyez pas sur parole ce qu’on racontera sur moi. S’il vous plaît !

LE FOND DE L’AFFAIRE

Je vous recopie ce que j’ai noté, j’ai un peu de mal, mes doigts glissent sur le clavier.

X. (un interlocuteur qui varie, mais pas toujours) : «  l’eau est à combien ? »,

A. (ma belle-fille) : «  il faut regarder la photo à l’air frais, la maison aligne le tapis pour qu’il pisse dans la conversation. »

X.  « Mais combien ? », insiste l’autre.

A. « Il est encore engourdi, horizontal et désolé, je travaille comme pilule avec ma sœur auto-fabriquée, et toute la famille est tellement purée ».

Là, je fais quand même partie de la famille, je sursaute, ça me fait un peu mal de lire ça comme ça. Mais, finaude, je pense tout de suite à « les carottes sont cuites, je répète, les carottes sont cuites » (la purée, quoi, vous saisissez l’allusion ?).
Nous sommes en guerre, je ne l’oublie pas.

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le ti shirt que j’ai acheté au moment du discours de micron

J’ai continué à suivre la conversation, comme si de rien n’était, pour en avoir le cœur net.

X : « c’est un peu chaud, non ?» (il parle de la purée ou de l’eau ?)

A. «  Non, la maison a 16 dents et le visage est une tendance de luxe. Apportez ma voix au travail pour moi ».

X. «  Ah ! » (l’air entendu, j’imagine).

A. « C’est difficile d’éviter la traduction à la maison, quand je suis à court de traduction, je dois manger un peu pour en valoir la peine, et si la traduction est épuisée, il y a un vaccin. Pour ne pas parler comme un canard écoutant le tonnerre ».

Pas de réponse…

A. (elle reprend) « J’adore le kit sec ji. Quel à l’envers ! Oui, quel à l’envers !»

X. «  Oh, elle est mignonne ! » (il parle de ma petite-fille pour faire diversion, là, non?)

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idem

A. «  J’ai juste une semaine pour le jeter au parapluie, pour le jeter à grand-mère. Je ne peux pas voir ma mère grandir toute morte ».

Là, j’interviens direct, la grand-mère, c’est quand même moi, et je ne veux pas qu’on me jette n’importe quoi.

Je me lance, en posant une question directe à A., ce qui me semble la meilleure stratégie : « c’est quoi cette histoire de parapluie, je peux savoir ? Tu veux peut-être dire parasol ?»

A. (très calme) : « si on me pose des questions sur le parapluie, je ne réponds pas. Je peux juste dire qu’il suffit de retourner au parapluie pour qu’il puisse balancer le parapluie

Moi : « euh? »

A. « Oh mon dieu, je vais revenir un jour avec le parapluie intérieur, après avoir sauté sur mon coeur »

Moi (un peu dépassée, j’y entends comme un soupçon de menace) : « mais faut peut-être pas le prendre comme ça non plus ! »
A. « L’eau est à 20 degrés, et je le redis, je vais donner naissance.
A 1,2 fille, rappelez-vous »

1, 2 !!!

Là, je me suis déconnectée aussi sec  (kit sec ji ?) de fb, et depuis, je n’ose plus y retourner.

Je réfléchis à l’absurdité de A.

Parler de parapluie dans une piscine en plein soleil, vouloir avaler des parapluies (dans une région où sévit la sécheresse), elle veut faire croire ça à qui ? Et puis lutter contre l’épuisement par un vaccin pour les canards (« canard » n’évoquerait pas en douce le pangolin ? et l’orage dont il est question, ça ne serait pas le nom d’une mission secrète, par hasard ?).

La maison à 16 dents avec des tapis qui compissent la conversation, ça ne fait pas terriblement maison « hantée » ?
Je crois de plus en plus qu’elle appartient à un gang qui utilise le parapluie pour se dissimuler et pour ne pas être reconnus sur les réseaux sociaux s’ils sont démasqués, ou pour disparaître si la situation se corse (en avalant son parapluie comme on se kamikase, en quelque sorte).

Et ce mystérieux « je vais donner naissance à 1,2 fille » ? Un mot de passe pour le déclenchement d’une opération de grande envergure, je ne vois que ça.

Je ne sais pas quoi faire. Et ma petite-fille, dans cette histoire, est-elle en danger ?

Dans le bougeoir, je préfère l’immobile, pour l’instant. J’en suis là.

Je crois que je relève des services de machin (j’ai noté un message hier, dans le commentaire d’un autre post : « j’ai mes mots de tête qui reviennent. Il faut que j’aille voir machin pour me soigner. Il a ce dont. »

Ce soir, si j’ai le courage, à la nuit noire, j’irai voir la suite. Je ne parviendrai pas à dormir, c’est évident. Il faut que j’en sache plus, si possible.

Je prends mon livre, en attendant. J’y lis « dehors, il fait septembre, c’est-à-dire presque rien »*.

C’est ça, il fait 28 degrés, j’ai la chair de poule version canard. Tiens, je vais me mettre une petite laine.

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comme un froid de canard avant l’orage, tout droit venu de l’enfance

©bleufushia

NB. Je n’ai pas transformé une seule phrase de la version du surréaliste correcteur bing. Je n’ai pas l’ombre d’une idée de ce que raconte A. Vous pouvez m’aider ?

Pour relire l’article précédent
https://bleufushia.wordpress.com/2018/09/13/il-est-ne-le-divin-enfant/

*Sorj Chalandon

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