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Petit braquet (30)

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En être, ou non... (photo agence Reuters, à St Pierre de Rome)

En être, ou non…
(photo agence Reuters, à St Pierre de Rome)

Ce matin, au réveil – sans doute un effet des vacances – je me sentais un peu seule.

Enfin, pas seule (mon compagnon était à mes côtés, il me souriait à ce moment-là de son sourire le plus lumineux), mais comment vous dire, plutôt isolée…
J’ai du mal à vous expliquer. C’est mon syndrome d’appartenance.

Si je ne suis pas ouvertement reliée à un groupe d’humains élus, si je ne suis pas « un peu pareille » que certains autres (pas n’importe qui, quand même !) et si on ne peut pas m’identifier comme faisant partie d’un tout plus grand que moi, je me sens un peu comme si j’étais toute nue sur une scène (notez qu’avec la canicule, être toute nue est justement l’état dans lequel j’étais, et c’était à la fois bon et adapté, mais sur une scène, ça craint du boudin, en revanche).
Et là, au bout de presque un mois de vacances, le groupe s’estompe dans les brumes de chaleur. Je ne dirais pas que le boulot me manque, mais en revanche, la sensation de faire partie d’un tout qui me grandit, dans lequel je puisse m’identifier comme un rouage qui compte, ça, oui !
Je vous vois penser à haute voix : elle est complètement chtarbée, la Lili Ze Prof ! Elle a fondu une bielle…
Faites gaffe, avec vos moqueries : même si je fais partie des profs bienveillants, ma vengeance peut être terrible !

Vous vous souvenez peut-être de cette opération philanthropique, au mois de mai dernier :  un patron d’entreprise chinois, Li je-ne-sais-quoi, qui avait offert un séjour en France – passage à Paris, puis un week end à Nice – à ses meilleurs vendeurs (6400, quand même). La boîte s’appelle « Tiens » (« lion céleste », rien que ça !)
Moyennant une chaîne humaine pour une pub qui puisse le faire entrer dans le Guiness des records, les salariés ont eu droit à une visite rien que pour eux des Galeries Lafayette, fermées pour l’occasion au pékin moyen (ha ha, pékin / Pékin, je suis quand même bonne !).

« Nice » / Nice… Vous l’avez saisi, le concept ?

Une de mes amies qui voulait passer deux jours tranquilles avec son amoureux l’avait convaincu à grand peine que la Côte d’Azur à la mi-saison, y avait rien de plus cool. Ça avait été difficile, mais elle y était arrivée, et les voilà débarqués à Nice juste ce week end-là (qui, en plus, se doublait d’une concentration de Harley Davidson dans une ville très voisine de Nice).

Y a des gens qui ont la poisse, et elle en fait partie, c’est ce qu’elle m’a dit avec un sourire un peu vert.

Elle m’a raconté la sensation irréelle et cauchemardesque de la plongée dans cette marée humaine toute de bleu vêtue, portant le logo de l’entreprise, et souriant, dans un bonheur apparemment total.
Quant à elle, elle a frôlé la séparation à cause des idées mégalomaniaques de Li. Elle avait comme une dent contre lui.

Je n’ai pas osé lui dire comment, malgré tout, je trouvais que ces gens avaient de la chance : certes, des esprits chagrins pourraient penser qu’ils ne sont que des numéros, mais des numéros qui comptent, ça fait quand même une différence, et je sens bien leur enthousiasme à être distingués, et à être inclus dans un tout qui les grandit.
Si on leur demande qui ils  sont, ils peuvent quand même signaler qu’ils ne sont pas « personne », mais qu’ils font partie d’une des 24 entreprises les plus cotées de Chine.
Vous comprenez mieux de quoi je parle ?

6400 employés de Tiens sur la Promenade des Anglais (Photo/Lionel Cironneau)

6400 employés de Tiens sur la Promenade des Anglais (Photo/Lionel Cironneau)

Ben, mon léger blues m’a fait repenser à cette histoire.
Un peu désoeuvrée, j’ai allumé mon ordinateur, et, chose que je ne fais que rarement pendant l’été, j’ai eu l’idée d’ouvrir ma boîte mail professionnelle. Et là, bonheur insigne, m’attendait, pondue fraîche du jour, une lettre de la gouvernance !
Déjà plus alerte – une lettre du Président en plein coeur de l’été – j’ai cliqué… j’ai lu, et j’ai su que ce jour était une belle journée.
Mais lisez plutôt :

« A*** (c’est le nom de ma boîte) a lancé, le 2 juillet 2015, sa boutique virtuelle de produits dérivés modernes, estampillés A***, répondant à l’attente des 74 000 étudiants et des 8 000 personnels d’affirmer leur appartenance à une communauté universitaire vaste et prestigieuse. »

J’ai du relire deux fois la phrase pour comprendre complètement : « l’attente d’affirmer » me semblait peu clair.

Moi, j’aurais peut-être dit « répondant ainsi à l’attente des… personnels soucieux d’affirmer », mais bon, foin des ratiocinations oiseuses, savoir que tant de monde attendait, comme moi, de pouvoir dire notre bonheur à être là, et pas ailleurs, ça m’a rendue toute chose.
Suivait une explication pas très claire non plus, disant que c’était une boîte privée qui s’occupait de ça, mais qu’on devait, nous, personnels, montrer en achetant qu’on était fiers de faire partie de ce campus fantastique. Et que l’université n’allait pas se faire de l’argent sur notre dos, ça non.
Mais en fait, ça, je n’ai pas relu, parce que je m’en fous un peu, à vrai dire.

Il y avait d’autres collègues qui avaient déjà répondu, dans le genre éternels grincheux contestataires : une qui demandait si les ti-shirts vendus étaient du commerce équitable, un autre qui émettait l’hypothèse que des boules de pétanque n’étaient l’objet le mieux choisi pour se réclamer d’un lieu de pensée, une autre encore qui, en voyant qu’on vendait des « fouta », ironisait un « de qui se fouta-t-on ? », un autre qui demandait si la vente commençant en période de soldes, on avait d’emblée des réductions, et un dernier qui suggérait qu’on commercialise aussi des slips érotiques pour homme. Ah, et j’ai oublié celui qui râlait parce que c’était trop cher.
Ils m’ont un peu gâché ma joie à cette annonce. Les jean-foutre !
Et puis, pour la pétanque, ça vole bas, parce qu’on pourrait aller, ensuite, se distinguer au Mondial de la pétanque. Il y a pensé, le collègue, qu’il y a pas que les intellos à lunettes dans la vie ?
Moi, je me verrais bien participer au moins à l’international féminin !
Mais stop les fantasmes, il faut que je m’entraîne dur pour arriver à ce niveau-là.
En attendant, j’ai commencé à réfléchir – je sais, après un mois d’inaction, ce n’est pas recommandé – et, en repensant à Li, il m’est passé par la caboche que notre Président n’avait pas proposé de nous offrir, en opération promotionnelle pour l’ouverture de l’e-boutique, un ti shirt chacun… ça aurait été chouette, pour nous montrer combien il est fier de nous.
Puis j’ai effectué un calcul rapide : 82000 personnes multiplié par 5 euros le ti shirt, ça fait quand même 410 000 euros.
Et notre  président ne joue pas dans la même cour que Li. Et on ne va pas le mettre sur la paille, quand même !
Je m’en suis voulue d’avoir voulu le critiquer.

Je vous laisse, sur ces entrefaites, je m’en vais me commander un fouta-t-on fissa fissa, et mes boules aussi (deux jeux de trois).

©Bleufushia

8 réflexions sur “Petit braquet (30)

  1. comme prochaine étape, tu peux toujours proposer ça à ton Président !
    En plus comme tu connais la musique, tu pourrais t’impliquer pleinement ainsi que tes étudiants.
    Sûr que le président sera fier de toi !
    https://www.google.fr/search?q=j%27aime+ma+boite+gifi&ie=utf-8&oe=utf-8&gws_rd=cr&ei=6x65VbyCLcH6UL_2paAG

  2. Ou bien un beau Lipdub avec les meilleurs étudiants dans les amphis, les salles de TD, les couloirs, la cafet, le bureau du président, etc.

  3. où le ridicule ne tue plus, mais est encouragé !
    Le monde a un côté désespérant, mieux vaut sans doute en rire, comme tu le fais !

  4. Hallucinant : ton histoire, et celle de Li, les deux me glacent…

  5. Un lieu de culture et de savoir qui vend des boules de pétanque ! triste…

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